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le monde comme volonté et comme représentation

Kant ce ne serait guère un point de vue nouveau. D’ailleurs l’essence des choses et du monde des phénomènes ne serait évidemment pas épuisée par là ; on n’aurait encore envisagé que le côté idéal. Le côté réel, lui, doit être radicalement distinct du monde comme représentation, il est ce que les choses sont en elles-mêmes ; et c’est cette diversité absolue de l’idéal et du réel que Kant a mise en lumière mieux que personne.

Locke, en effet, avait refusé aux sens la connaissance des choses en soi ; Kant la refusa également à l’entendement intuitif, expression qui me sert à désigner ce qu’il appelle la sensibilité pure, ainsi que la loi de causalité, médiatrice de l’intuition, en tant que cette loi est donnée a priori. Non seulement tous les deux ont raison mais encore voit-on immédiatement qu’il est contradictoire d’affirmer qu’une chose est connue selon ce qu’elle est en soi et pour soi, c’est-à-dire en dehors de la connaissance. Car toute connaissance est essentiellement, comme nous l’avons dit, une représentation ; mais ma représentation, précisément parce qu’elle est mienne, ne sera jamais identique à l’essence en soi de la chose située en dehors de moi. L’existence en soi et pour soi de chaque chose est nécessairement subjective ; dans la représentation d’autrui, au contraire, elle se présente non moins nécessairement comme objective, différence qu’on ne comblera jamais entièrement. Elle modifie radicalement, en effet, toute la forme de l’existence de l’objet ; en tant qu’objectif il suppose un objet étranger dont il est la représentation, et de plus, comme Kant l’a démontré, il lui a fallu passer par des formes étrangères à son propre être, précisément parce qu’elles appartiennent à ce sujet étranger, qui ne peut connaître qu’au moyen d’elles. Si, approfondissant cette considération, j’envisage des corps inanimés d’une grandeur facilement perceptible, d’une forme régulière et saisissable, et que j’essaie de regarder cette existence dans un espace à trois dimensions comme l’existence en soi, c’est-à-dire comme l’existence subjective des corps en question, je serai aussitôt arrêté par l’impossibilité de considérer ces formes objectives comme l’existence subjective des choses ; au contraire, je conçois immédiatement que cette représentation est née dans mon cerveau, que cette image n’existe que pour moi sujet connaissant, et que je n’ai point affaire à l’être dernier, subjectif en soi et pour soi de ces corps inanimés. D’autre part, je ne saurais admettre que ces corps existent uniquement dans ma représentation : comme ils ont des qualités impénétrables et par elles une certaine activité, je suis forcé de leur attribuer, d’une façon quelconque, une existence en soi. Ainsi donc cette impénétrabilité des qualités, si, d’une part, elle suppose une existence extérieure à notre connaissance, d’autre part elle est la confirmation empirique