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revue et considération générale

Anaxagore n’a su que faire de son νους, il l’a posé pour le laisser ensuite, comme une image de saint à l’entrée de sa philosophie ; il ne s’en est pas servi dans le détail de son explication de la nature, sinon dans les cas extrêmes, où il désespérait de se tirer autrement d’affaire. Toute physico-théologie est le développement, poussé jusqu’au bout, de l’erreur qui s’oppose à la vérité que nous avons énoncée au commencement de ce chapitre, erreur suivant laquelle la manière la plus parfaite de naître pour les choses est celle qui s’opère au moyen d’un intellect. C’est cette vue fausse qui barre la route à toute étude plus approfondie de la nature.

Depuis l’époque de Socrate jusqu’à nos jours, un objet principal des discussions interminables des philosophes est cet ens rationis qu’on appelle âme. La plupart en affirment l’immortalité, c’est-à-dire l’essence métaphysique ; d’autres, s’appuyant sur les faits qui prouvent irréfragablement la complète dépendance où est l’intellect à l’égard des organes corporels, ne se lassent pas de nier ce dogme. Cette âme fut considérée par tous et avant tout comme absolument simple ; c’est de sa simplicité qu’on tira la preuve de son essence métaphysique, de son immatérialité et de son immortalité. Au fond la simplicité n’a nullement pour conséquence l’immortalité. Car, si nous ne pouvons nous représenter la destruction d’un corps ayant une forme que comme une décomposition de ses parties, il ne s’ensuit pas que la destruction d’un être simple, dont nous n’avons d’ailleurs aucune idée, ne soit pas possible de quelque autre façon, comme par un évanouissement progressif, par exemple. Mon point de départ, au contraire, est de supprimer cette prétendue simplicité de notre être subjectivement connu, le moi : je montre que les phénomènes, d’où l’on inférait cette simplicité, ont deux sources très distinctes ; que l’intellect, physiquement conditionné, fonction d’un organe matériel, dépend entièrement de ce dernier et sans lui serait aussi impossible que le toucher sans la main, qu’il appartient par conséquent à la simple phénoménalité et en subit le sort ; que la volonté, au contraire, n’est liée à aucun organe spécial, qu’elle est présente partout, qu’elle est l’élément moteur et plastique par excellence, la condition de tout l’organisme, le substrat métaphysique de toute la phénoménalité, qu’elle n’est par conséquent pas, comme l’intellect, un posterius, mais le prius de la phénoménalité, que celle-ci dépend de la volonté, et non la volonté des phénomènes. Quant au corps, je le ravale à une simple représentation, il n’est que la manière dont la volonté se représente dans l’intuition de l’intellect, ou du cerveau. La volonté, au contraire, qui dans tous les systèmes antérieurs, quelle qu’en soit d’ailleurs la diversité, apparaît en tout dernier lieu, chez moi est l’élément premier par excellence. L’intellect, simple fonction du cerveau, disparaît avec le