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vue objective de l’intellect

Cette différence que nous venons d’étudier entre la plante et l’animal, puis entre les diverses espèces animales, se rencontre aussi entre un homme et un autre. En effet, ici aussi l’élément secondaire, l’intellect, établit, par le moyen de la clarté de la conscience et de la précision de la connaissance qui dépendent de lui, une différence fondamentale et infiniment grande dans la manière d’être tout entière, et conséquemment dans le degré de l’existence. Plus la conscience est élevée, plus les pensées sont claires et coordonnées, plus les intuitions sont nettes, et plus intimes sont les mouvements de la sensibilité. Par là tout gagne en profondeur : l’émotion, la mélancolie, la joie et la douleur. Les esprits ordinaires et médiocres ne sont pas même capables d’un vrai mouvement de joie : ils passent leur vie dans une sorte d’hébétement. Tandis que la conscience de l’un ne lui présente, dans une maigre aperception du monde extérieur, que sa propre existence avec les motifs qu’il est nécessaire d’appréhender pour la conserver et l’égayer, pour celui-là la conscience est une chambre obscure dans laquelle il représente le macrocosme :

Il sent qu’il renferme dans son cerveau
Un petit monde qui y couve,
Que ce monde commence à agir et à vivre,
Qu’il aimerait à le projeter hors de lui.

La diversité dans toute la manière d’être, telle que l’établissent entre les hommes les gradations extrêmes des facultés intellectuelles, est si grande, que la différence entre un roi et un journalier paraît petite en comparaison. Et ici aussi, comme dans les espèces animales, je puis montrer quel lien étroit unit la véhémence de la volonté à la vigueur de l’intellect. Le génie est déterminé par un tempérament passionné : un génie phlegmatique est inconcevable ; il semble que la nature ne puisse ajouter un intellect démesurément puissant qu’à une volonté d’une rare violence, d’une extrême puissance de désirs, et qu’il faut que cet intellect se calque sur cette volonté ; il n’y a qu’à se rendre compte d’ailleurs des conditions physiologiques du génie et à voir que les artères de la tête impriment un mouvement plus énergique au cerveau et en augmentent la turgescence. D’autre part, la quantité, la qualité et la forme du cerveau même est une seconde condition, incomparablement plus rare celle-là, du génie. Les phlegmatiques ont en général des facultés intellectuelles médiocres, et de même les peuples froids et phlegmatiques du Nord ont en général une infériorité notable sur les populations vives et passionnées du Midi, pour ce qui est du génie ; bien que, suivant la remarque fort juste