Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
96
le monde comme volonté et comme représentation

de Bacon (De augment. scient., 1. VI, c. iii), si d’aventure un homme du Nord est favorisé des dons de la nature, cette faveur atteindra à un degré qui ne se rencontre guère chez les gens du Sud. Aussi est-ce une habitude aussi erronée que commune de prendre comme point de comparaison des forces intellectuelles de nations différentes, les grands esprits qu’elles ont produits ; c’est proprement vouloir établir la règle sur les exceptions. Tout au contraire, c’est la grande masse de chaque nation qu’il faut envisager : une seule hirondelle ne fait pas le printemps.

Il faut encore remarquer ici l’effet singulier de cette passion, condition du génie, dans la vie pratique, quand elle s’unit à l’aperception vive des choses, qui le caractérise : dans ce cas, dès que la volonté entre en jeu, et surtout à propos d’événements subits, elle excite les affections à un tel degré qu’elle trouble et obscurcit l’intellect ; tandis que le phlegmatique conserve même alors le plein usage de ses facultés intellectuelles, moindres il est vrai, et arrive dans ces cas à des résultats que n’atteindra jamais le plus grand homme de génie. En conséquence, un tempérament passionné favorise la constitution primordiale de l’intellect, un tempérament phlegmatique en favorise l’usage. C’est pourquoi le génie véritable n’est propre qu’aux productions théoriques, pour lesquelles il peut prendre son temps ; ce temps sera précisément celui où la volonté repose entièrement et où aucune onde ne trouble le miroir pur de l’aperception objective ; le génie est au contraire impropre et inhabile à la vie pratique, et c’est pourquoi il y est le plus souvent malheureux. C’est dans cet esprit qu’est composé le Tasse de Gœthe. Et de même que le génie proprement dit repose sur la vigueur absolue de l’intellect, vigueur qu’il faut acheter par une violence extrême du caractère ; de même la grande supériorité dans la vie pratique, qui fait les capitaines et les hommes d’État, repose sur la vigueur relative de l’intellect, c’est-à-dire sur un degré très élevé de cet intellect, mais qui peut être atteint sans que les affections soient trop vivement excitables, sans que le caractère soit trop violent ; c’est une puissance intellectuelle qui dès lors demeure tout entière au sein même de l’orage. Ici une volonté très ferme, un caractère inébranlable unis à un entendement solide et distingué suffisent ; tout ce qui dépasse cette mesure altérerait la supériorité en question, car le développement excessif de l’intelligence entrave la fermeté du caractère et la décision de la volonté. Aussi cette sorte d’excellence intellectuelle n’est-elle pas aussi anormale et est-elle cent fois moins rare que l’autre. De grands ministres, de grands capitaines apparaissent à toutes les époques, dès que les circonstances extérieures favorisent leur activité. Au contraire, les grands poètes et les grands philosophes