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Page:Schopenhauer - Philosophie et philosophes (éd. Alcan), 1907.djvu/50

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recourra à toutes sortes de petites farces innocentes, telles, par exemple, que de pénibles calculs analytiques sur l’équilibre des représentations dans la tête humaine, et autres plaisanteries. Cela n’empêche pas ces philosophes universitaires, auxquels on impose de telles restrictions, de se sentir parfaitement heureux :c’est qu’ils visent avant tout à acquérir un honnête revenu pour eux, leur femme et leurs enfants, en même temps qu’une certaine considération du public. Au contraire, l’âme tourmentée d’un véritable philosophe, qui vise de toutes ses forces à trouver la clé de notre existence aussi énigmatique que hasardeuse leur fait l’effet d’une création mythologique ; et il est encore heureux que celui-ci ne leur apparaisse pas comme atteint de monomanie ! Qu’on puisse en effet prendre la philosophie tellement au sérieux, c’est ce que, en règle générale, celui qui l’enseigne croit moins que personne ; de même, le chrétien le plus incrédule est d’ordinaire le pape. Il est donc excessivement rare qu’un véritable philosophe ait été en même temps professeur de philosophie (1). Que Kant précisément constitue cette exception, j’en ai exposé les raisons et les conséquences dans mon œuvre principale (2). Bien que Fichte ne fût en réalité qu’un sophiste, et non un véritable philosophe, sa destinée entière vient à l’appui de ce que j’ai avancé sur les conditions d’existence de toute philosophie universitaire. Il avait osé laisser en dehors de son enseignement les doctrines de la religion du pays ; il en résulta qu’il fut destitué, et insulté en outre par la populace. Du reste, le châtiment opéra sur lui, puisque, après sa nomination postérieure à Berlin, le « moi » absolu céda très docilement la place au bon Dieu, et que toute sa doctrine en général prit une couleur chrétienne, comme en témoigne surtout son Instruction pour la vie bienheureuse. Ce qu’il est encore intéressant de remarquer dans son cas, c’est qu’on lui fit un crime de cette affirmation : « Dieu n’est autre chose que l’ordre moral même du monde », alors que ladite affirmation ne diffère guère de celle de l’évangéliste Jean : « Dieu est l’amour (3). » 1. II est tout à fait naturel que, plus on exige de dévotion d’un professeur, moins on exige de savoir de sa part ; absolument comme du temps d’Altenstein [Karl Altenstein, baron de Stein, ministre prussien (1770-1840) (N.d.t.)], il suffisait d’admettre le bousillage hégélien. Mais depuis que, dans l’attribution des chaires, le savoir peut être remplacé par la dévotion, ces messieurs ne se surmènent plus pour acquérir celui-là. Ces tartufes feraient mieux de se ménager et de se dire :Qui croira que nous croyons cela ? Que ces messieurs soient professeurs, cela regarde ceux qui les ont choisis. Pour ma part, je ne vois en eux que de mauvais écrivains dont je combats l’influence. Pour moi, j’ai recherché la vérité, et non une chaire. C’est en cela que consiste, en dernière analyse, la différence entre moi et les philosophes dits post-kantiens. C’est ce que, avec le temps, l’on reconnaîtra de plus en plus. Voir les Suppléments au livre II du [[Le Monde