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Page:Schopenhauer - Sur la religion, 1906.djvu/25

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s’est contenté de juger la vie d’après les règles ordinaires, celles du commun des mortels, ou à peu près. Il ne pouvait se dissimuler, dans son for intérieur le plus intime, que l’humanité en masse est optimiste, comme le prouve la fécondité éternellement intarissable de ses flancs ; autrement, ne finirait-elle pas par se refuser à transmettre l’existence, si celle-ci lui apparaissait décidément comme le malheur suprême ? Aussi notre philosophe a-t-il consenti, pour une fois et contre son habitude, à des concessions. Il est intéressant d’établir un parallèle entre ce travail de Schopenhauer et le livre de John Lubbock sur Le bonheur de vivre. Tous deux s’accordent assez bien au point de départ. Schopenhauer dit que le bonheur consiste pour la plus grande partie dans ce qu’un homme est en lui-même, et que la satisfaction qu’il trouve dans les joies énumérées plus haut dépend entièrement de la mesure plus ou moins étendue dans laquelle sa personnalité lui permet de les apprécier. John Lubbock affirme de son côté que « le bonheur dépend beaucoup plus de ce qu’il y a en nous qu’en dehors de nous ». Mais c’est dans l’application de cette loi qu’une divergence caractéristique apparaît entre les deux penseurs. Le philosophe allemand établit comme principe rigoureux, que la peine exerce une influence bien plus forte sur l’homme que le plaisir. Or, la somme de la peine étant à ses yeux infiniment plus forte que celle du plaisir, la conclusion est facile à tirer. Le moraliste anglais, au contraire, affirme ceci : « Si nous regardons résolument je ne dis pas le côté brillant des choses, mais les choses telles qu’elles sont ; si nous mettons à profit les bonheurs variés qui nous environnent, nous ne pouvons que constater que la vie est vraiment un glorieux héritage. » Il y a loin de ce splendide excès d’optimisme au jugement désolé de Schopenhauer sur l’inégalité d’équilibre entre la peine et le plaisir, au détriment de celui-ci. Notre philosophe n’aurait pas non plus accepté comme argent comptant ces conseils d’Edmond Schérer, d’ordinaire mieux inspiré, il faut bien le reconnaître, et d’une autorité morale plus haute : « L’art de vivre, c’est de se faire une raison, de souscrire aux compromis, de se prêter aux fictions… Qu’elles sont bienfaisantes,