Aller au contenu

Page:Schopenhauer - Sur la religion, 1906.djvu/31

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

thèque. Un buste de Gœthe y frappait tout d’abord les regards ; une servante et son caniche formaient toute sa domesticité. Ce caniche est devenu célèbre depuis que, à l’exemple du grand Frédéric, il l’a couché sur son testament. Sa vie confortable et simple était celle d’un sage qui se conduit par maximes. Tout y était réglé par une prévoyante économie de ses forces et de ses ressources… Schopenhauer me reçut comme il recevait tous les Français. Sa conversation, d’abord un peu étrange, m’attacha vivement. Ce lecteur assidu du Times, ce causeur étincelant de verve et d’esprit, était un profond penseur… Son érudition, qui était prodigieuse, n’avait rien de l’affectation d’un pédant ; et, cependant, il avait la science livresque de Montaigne. Introduit dans sa bibliothèque, j’y ai vu près de trois mille volumes que, bien différent de nos modernes amateurs, il avait presque tous lus ; il y avait peu d’Allemands, beaucoup d’Anglais, quelques Italiens, mais les Français étaient en majorité. Je n’en veux pour preuve que cette édition diamant de Chamfort ; il a avoué qu’après Kant, Helvétius et Cabanis avaient fait époque dans sa vie… Il eût reproché volontiers à ses compatriotes d’avoir trop de consonnes et pas assez d’esprit. Tout ce qu’il avait vu à Berlin l’avait outré ; il ne pouvait souffrir la grossièreté, le manque d’éducation, la naïveté pédantesque, la forfanterie universitaire. Il rougissait presque d’être Allemand… Quand je le vis, pour la première fois, en 1857, à la table de l’hôtel d’Angleterre, à Francfort, c’était déjà un vieillard, à l’œil d’un bleu vif et limpide, à la lèvre mince et légèrement sarcastique, autour de laquelle errait un fin sourire, et dont le vaste front, estompé de deux touffes de cheveux blancs sur les côtés, relevait d’un cachet de noblesse et de distinction la physionomie pétillante d’esprit et de malice. Ses habits, son jabot de dentelle, sa cravate blanche rappelaient un vieillard de la fin du règne de Louis XV ; ses manières étaient celles d’un homme de bonne compagnie. Habituellement réservé et d’un naturel craintif jusqu’à la méfiance, il ne se livrait qu’avec ses intimes ou les étrangers de passage à Francfort. Ses mouvements étaient vifs et devenaient d’une pétulance extraordi-