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fixation des formes artificielles. Fou donne loufoque, puis louffe et reste fixé sous cette dernière forme. Linvé perd l’é accentué et devient †linve. †Larantequé (quarante) laisse tomber la finale qué et se change en †larante. Un larante, c’est une pièce de 2 francs. Munis de cette indication, nous trouverons un plus grand nombre de formations de ce genre dans l’argot ancien. Lorgne pour borgne suppose une forme artificielle *lorgnebé. Lanterne, (fenêtre. J. de l’arg. réf.) pour vanterne suppose *lanternevé. Lousse (gendarme. J. de l’arg. réf.) doit s’interpréter par pousse, de même signification, que l’on trouve dans le même vocabulaire et suppose *loussepé. Largue (femme) s’explique par marque (Villon. J. de l’arg.). On a eu *larquemé ; puis la finale est tombée. Le vocabulaire de Halbert d’Angers donne « larque ou largue ».

Ces explications sont un premier exemple de la méthode que nous avons adoptée. Nous avons constaté des faits expérimentaux : l’existence d’un procédé artificiel, le loucherbème, et la chute des finales en é, qué, etc. Après avoir établi ces observations, nous remarquons l’existence, dans l’argot ancien, du même procédé (lorcefé, lincepré) ; nous trouvons côte à côte dans les vocabulaires lorgne et borgne, lanterne et vanterne, tousse et pousse ; l’explication de ces doublets artificiels résulte de la loi phonique que nous avons constatée expérimentalement.

En définitive, ce procédé artificiel, séparé de l’adjonction du suffixe et si l’on ne considère que le mot disloqué, n’est qu’un anagramme d’une nature spéciale. Des méthodes analogues ont existé dès l’origine apparente de l’argot. Dans la Vie généreuse des mattois, gueux et boemiens de Pechon de Ruby on trouve au vocabulaire : chambrière, limogere ; valet, miloger. Il est difficile, actuellement du moins, de dire quel est de ces deux mots celui qui n’a pas subi de défiguration. Dans tous les cas il y a eu permutation entre m et l[1]. Olivier Chéreau, dans le Jargon de l’argot réformé, signale limogere comme ayant été remplacé, à la suite de la publication de la plaquette de Pechon de Ruby, par cambrouse. Il donne ensuite deux mots qui ont remplacé l’expression volant (manteau) divulguée par Pechon de Ruby. Ces mots sont tabar et tabarin. Or il est facile de voir que tabar est l’anagramme com-

  1. M. Ascoli signale avec raison (Studj critici) cette méthode « per invertimenti di sillabe o di lettera » employée aussi dans la germania ou langue fourbesque d’Espagne. Voir Pott (Zigeuner, II, 18), Clemencin (édit. de don Quichotte, Madrid). Limogère et miloger, zerver et verser sont des formations correspondant exactement à toba et bota, lepar et pelar, taplo et plato, chepo et pecho. M. Ascoli compare judicieusement « demias per lo spagnolo medias (calzei) ». L’argot espagnol contenant beaucoup de bohémien (V. Borrow, The Zincali), peut-être peut-on voir, dans ce procédé anagrammatique, une influence bohémienne. Les Thugs (Journ. asiat., octobre 1837) l’employaient également.