Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/106

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antique, Béatrice était un marbre antérieur à l’art humain de Phidias, une figure sculptée par les vieux maîtres Éginètes, suivant les règles immuables de l’harmonie supérieure.

Nous avions lu longtemps ensemble les immortels poètes des Grecs, mais surtout nous avions étudié les philosophes des premiers temps, et nous pleurions les poèmes de Xénophane et d’Empédocle, que nul œil humain ne verra plus. Platon nous charmait par la grâce infinie de son éloquence, quoique nous eussions repoussé l’idée qu’il se faisait de l’âme, jusqu’au jour où deux vers que ce divin sage avait écrits dans sa jeunesse me révélèrent sa véritable pensée et me plongèrent dans le malheur.

Voici ce terrible distique qui frappa un jour mes yeux dans le livre d’un grammairien de la décadence :

Tandis que je baisais Agathon, mon âme est venue sur mes lèvres :
Elle voulait, l’infortunée, passer en lui !

Dès que j’eus saisi le sens des paroles du divin Platon, une lumière éclatante se fit en moi. L’âme n’était point différente de la vie : c’était le souffle animé qui peuple le corps ; et, dans l’amour, ce sont les âmes qui se cherchent lorsque les amants se baisent sur la bouche : l’âme de l’amante veut habiter dans le beau corps de celui qu’elle aime, et l’âme de l’amant désire ardemment se fondre dans les membres de sa maîtresse. Et les infortunés n’y parviennent jamais. Leurs âmes montent sur leurs