Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/107

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

lèvres, elles se rencontrent, elles se mêlent, mais elles ne peuvent pas émigrer. Or, y aurait-il un plaisir plus céleste que de changer de personnes en amour, que de se prêter ces vêtements de chair si chaudement caressés, si voluptueusement voulus ? Quelle étonnante abnégation, quel suprême abandon que de donner son corps à l’âme d’une autre, au souffle d’un autre ! Mieux qu’un dédoublement, mieux qu’une possession éphémère, mieux que le mélange inutile et décevant de l’haleine ; c’est le don supérieur de la maîtresse à son amant, le parfait échange si vainement rêvé, le terme infini de tant d’étreintes et de morsures.

Or j’aimais Béatrice, et elle m’aimait. Nous nous l’étions dit souvent, tandis que nous lisions les mélancoliques pages du poète Longos, où les couplets de prose tombent avec une cadence monotone. Mais nous ignorions autant l’amour de nos âmes que Daphnis et Chloé ignoraient l’amour de leurs corps. Et ces vers du divin Platon nous révélèrent le secret éternel par où les âmes amantes peuvent se posséder parfaitement. Et dès lors, Béatrice et moi nous ne pensâmes plus qu’à nous unir ainsi pour nous abandonner l’un à l’autre.

Mais ici commença l’indéfinissable horreur. Le baiser de la vie ne pouvait nous marier indissolublement. Il fallait que l’un de nous se sacrifiât à l’autre. Car le voyage des âmes ne saurait être une migration réciproque. Nous le sentions bien tous deux,