Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/121

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gouffre d’ombres mystiques et inconnues ; d’autres étaient possédés par la passion de l’étrange, par la recherche quintessenciée de sensations nouvelles ; d’autres enfin se fondaient dans une large pitié qui s’étendait sur toutes choses.

Ces poursuites avaient créé en moi une curiosité extravagante de la vie humaine. J’éprouvais le désir douloureux de m’aliéner à moi-même, d’être souvent soldat, pauvre, ou marchand, ou la femme que je voyais passer, secouant ses jupes, ou la jeune fille tendrement voilée qui entrait chez un pâtissier : elle relevait son voile à demi, mordait dans un gâteau, puis, versant de l’eau dans un verre, elle restait, la tête penchée.

Ainsi il est facile de comprendre pourquoi je fus hanté par la curiosité d’une porte. Il y avait dans un quartier éloigné un haut mur gris, percé d’yeux grillés à de grandes hauteurs, avec de fausses fenêtres pâlement dessinées par places. Et au bas de ce mur, dans une position singulièrement inégale, sans qu’on pût savoir ni pourquoi, ni comment, loin des trous grillés, on voyait une porte basse, en ogive, fermée d’une serrure à longs serpents de fer et croisée de traverses vertes. La serrure était rouillée, les gonds étaient rouillés ; dans la vieille rue abandonnée les orties et les ravenelles avaient jailli par bouquets sous le seuil, et des écailles blanchâtres se soulevaient sur la porte comme sur la peau d’un lépreux.

Derrière, y avait-il des êtres vivants ? Et quelle