Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/134

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

sommeil. Au bout d’un temps, il me sembla voir de la lumière et entendre souffler. Je me dressai : mon camarade, en chemise, agenouillé devant le guéridon de nuit le caressait à petits coups de main, en murmurant : « Là — oh là ! ch-tch-t !

— Qu’est ce que tu fais ? criai-je.

— C’est le guéridon qui tourne, dit-il, j’essaie de le calmer. — Ah ! tu veux tourner ; tu ne veux pas t’arrêter… — Oust, par la fenêtre ! »

Le guéridon vola contre les vitres.

Je lui dis : « Voyons, il est inutile de causer avec les meubles. Les meubles n’ont pas d’oreilles. On ne peut pas expostuler avec eux. Ne dérange pas mon mobilier. Les meubles les mieux fabriqués n’entendront jamais raison. »

Mais il continua, posément, sans répondre. Après avoir fait ch-ch-t, pendant quelque temps, il caressa la table, voulut la calmer, puis, saisi de fureur, la précipita par les carreaux. Je l’entendis se briser sur le pavé.

Je lui dis de nouveau : « À quoi cela sert-il ? Laisse, oh ! laisse-moi mon armoire à glace, ma table de toilette. Je te garantis leur moralité. Elles ne tournent jamais. Elles ne t’écouteront pas, — ne les jette pas dans la rue ! »

Il ne répondit rien, parla à l’armoire et l’envoya se fracasser sur le trottoir, dit quelques mots à la toilette, puis la projeta vers le balcon. Enfin il devint giroyant lui-même, s’invectiva, les yeux hagards,