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Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/15

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nôtre. Le spectacle que cherchait le poète n’était pas sur la scène, mais dans la salle. Il se préoccupait moins de l’émotion éprouvée par l’acteur que de ce que sa représentation soulevait dans le spectateur. Les personnages étaient vraiment de gigantesques marionnettes terrifiantes ou pitoyables. On ne raisonnait pas sur la description des causes, mais on percevait l’intensité des effets.

Or les spectateurs n’éprouvaient que les deux sentiments extrêmes qui emplissent le cœur. L’égoïsme menacé leur donnait la terreur ; la souffrance partagée leur donnait la pitié. Ce n’était pas la fatalité dans l’histoire d’Œdipe ou des Atrides qui occupait le poète, mais l’impression de cette fatalité sur la foule.

Le jour où Euripide analysa l’amour sur la scène, on put l’accuser d’immoralité ; car on ne lui reprochait pas le développement de la passion chez ses personnages, mais celle qui pourrait se développer chez ceux qui les voyaient.

On aurait pu concevoir l’amour comme un mélange de ces deux passions extrêmes qui se partageaient le théâtre. Car il y a en lui de l’admiration, de l’attendrissement et du sacrifice, un sentiment du sublime qui participe de la terreur, une commisération délicate, et un désintéressement suprême qui viennent de la pitié ; si bien que peut-être les deux moitiés de l’amour se joignent avec une force supérieure là où d’un côté il y a l’admiration la plus effrayée, où de l’autre il y a la pitié qui se sacrifie le plus sincèrement.

Ainsi, l’amour perd son égoïsme exclusif qui fait des amants deux centres d’attraction tour à tour : car l’amant doit être tout pour son amante, comme l’amante doit être tout pour son amant. Il est devenu l’alliance la plus noble d’un cœur plein de sublime avec un cœur plein de désintéressement. Les femmes ne sont plus Phèdre ni Chimène, mais Desdémone, Imogène, Miranda, ou Alceste.