Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/162

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de la poularde.

— Permettez, s’écria l’homme maigre. De la poularde ! Il ne vous en faut point. Faites-vous faire un œuf avec du thé, une once de pain grillé. » La désolation couvrit le visage de l’homme gras. « Seigneur, et qui mangera la poularde ? » pleura la pauvre Marie. Alors l’homme gras dit à l’homme maigre, avec un sanglot dans la voix : « Docteur, mangez, je vous en prie. »

Dès lors, ce fut l’homme maigre qui régna. Il y eut un amincissement progressif des choses ; les meubles s’allongèrent et furent anguleux ; les tabourets grincèrent sous les pieds ; le parquet ciré sentit la vieille cire ; les rideaux devinrent flasques et se moisirent ; les bûches eurent l’air de grelotter ; les poêles de la cuisine se rouillèrent ; les casseroles pendues se piquèrent de vert-de-gris. Le fourneau ne chanta plus, ni le joyeux pot-au-feu ; on entendait parfois tomber quelque charbon éteint sur un lit de vieille cendre. Le chat fut maigre et galeux ; il miaulait la désolation. Le chien, devenu hargneux, creva un jour les carreaux, de son échine osseuse, en fuyant avec un morceau de morue.

Et l’homme gras suivit la pente de sa maison. Peu à peu sa graisse s’amassa dans des dépôts jaunes, sous sa chair ; sa gorge faisait peine à voir et il avait le cou ridé comme un dindon ; sa figure était couverte de plis entrelacés, et la peau de son ventre flottait comme un gilet à jabot. Sa charpente osseuse, qui avait poussé à proportion, se balançait sur deux