Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/196

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

une pierre plate ; elle tenait aussi une faucille, — mais elle ne travaillait pas, — elle chantait seulement, — et les travailleurs reprenaient tous ensemble le refrain.

Sa chanson triste parlait d’une jeune fille dont le fiancé avait été pris à la conscription par les enrôleurs, et envoyé à la légion. Et puis il partait pour faire la guerre, avec son « maniplus, » très loin, du côté de la Gaule. Et qu’était-ce que la Gaule ? La petite reine ne le savait pas — mais c’était très loin, et les hommes de là-bas étaient grands et féroces.

Or, depuis qu’il était parti, la fiancée n’avait pas eu de nouvelles de son amant. Alors la pauvre jeune fille allait sur le bord de la Via, par où passent les armées, — et elle attendait toujours son fiancé, au milieu de la poussière des chariots, de la cohue des hommes d’armes, des caracolements des chevaux, des insultes des soldats. Et elle attendait longtemps, les yeux rougis de larmes, — si longtemps, qu’elle ne comptait plus les jours ni les mois et qu’elle ne s’apercevait plus du lever du soleil et de la tombée de la nuit. Ses cheveux se blanchissaient dans l’attente ; sa peau se ridait sous le soleil ; et, dans les dures tourmentes de l’hiver, la pluie ruisselait sur son corps, et la gelée faisait craquer ses membres ; mais elle était toujours là, les yeux grands ouverts, attendant son fiancé.

Voyant tant d’hommes passer devant elle, tant de machines de guerre, de fantassins, de cavaliers et de