Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/249

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montra sa robe noire et je compris qu’elle était veuve : il n’y avait pas d’homme pour chercher de l’eau à mon cheval. Les cloches tintaient au loin pour vêpres : elle allait en ville renouveler sa provision de tabac à priser, dans une tabatière à queue-de-rat. Mais mon cheval resterait bien tout de même l’après-dînée à l’ombre, dans la cahute, s’il ne se battait pas avec le cochon, seul être vivant d’alentour.

Alors je descendis doucement jusqu’à la petite jetée de quartiers de roc pour attendre le passeur. De l’autre côté de la nappe d’eau qui venait lécher les galets, l’île aux Moines s’allongeait avec ses prairies pelées et ses murs de pierres sèches en ruines. On voyait pointiller au fond les maisons grises et un bout de clocher. La chaleur du jour s’apaisait un peu ; un calme délicieux s’étendait sur moi quand j’entendis craquer le goémon sec. C’était une petite fille qui descendait la jetée ; elle pouvait avoir quinze ans. Sa figure était hâlée et parsemée de taches de rousseur ; ses cheveux retenus par un fichu ; un brin de ruban flétri voletait à son corsage ouvert, et elle se traînait péniblement, pieds nus dans deux grosses galoches. Elle posa sur un bouquet de moules violettes un baluchon noué dans une serpillière, fit glisser ses sabots — et, sans me regarder, trempa ses pieds dans le clapotis des petites vagues. Le passeur approchait, poussant son bachot avec une grande gaffe. Quand il eut abordé, elle embarqua aussitôt, et s’assit en avant.

Là-haut, mon cheval avait passé le chanfrein dans