Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/260

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Je veux commencer par dire pourquoi je n’ai pas servi dans la flotte.

À Port-Navalo, nous ne partons guère pour la grande pêche. Les gens du pays plus bas, vers La Turballe, Piriac, Billiers et Mesquer, vont aux bancs de Terre-Neuve prendre la morue ; ici nous pêchons au chalut dans la mer du Morbihan et dans la pleine eau entre Belle-Île, Houat et Hœdic ; nous faisons la sardine. Vient donc la conscription où nous aimons mieux, comme sardiniers, faire notre temps à terre que partir au loin dans les pays brûlés, d’où on revient avec la figure passée au jus de tabac. L’huile de bras qu’on donne dans le métier à filer le filin des filets, quand on prend la culotte rouge ou le pantalon à basane, on la donne pareil à épauler le flingot ou à tirer les caissons.

Je suis donc parti en 1870, fin novembre, avec le corps de Vannes. Le noroît ventait dur ; une bise à couper les doigts ; on nous embarquait dans les fourgons comme du bétail. Ça soufflait dans les fils du télégraphe et les roues grinçaient des chansons marines avec le refrain des plaques tournantes. Toute la journée et toute la nuit nous passions d’un train dans un autre ; les sous-officiers juraient et sacraient ; et lorsque l’aube grise monta vers le ciel jaune, nos articulations étaient engourdies et nos ongles bleus de froid. Il y avait dans mon fourgon un sabotier de Gourin qui avait les yeux étriqués, les cheveux toux et la figure piquée de points ; il avait bu trop de raide avant de partir et il répétait tout le temps : « Hé madous, éozur ! »