Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/261

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Le plancher du fourgon, au moment où nous débarquions, était gras de taches à force du jus de chiques.

Devant le train arrêté, la campagne était toute plate, sans haies comme en Bretagne ; mais il y avait des champs à perte de vue, un peu couverts de brouillard, avec des pointes de chaumes coupées ras et des mottes de terre gelées. Le temps de prendre les sacs et les fusils, l’officier avait commandé « en avant. » Le sabotier roux trébuchait ; et un autre grand diable le poussait de temps à autre. Celui-là avait les cheveux tellement blonds qu’il paraissait ne pas avoir de sourcils, et sa tête rasée semblait nue. À mesure que nous avancions, on entendait des coups sourds et souvent comme le bruit d’une toile qu’on déchirerait, et d’une voile qui prend un ris et claque sur la vergue. À gauche, le long d’une route, il y avait cinq ou six maisons, et on fit faire halte. Nous devions nous porter là et attendre les ordres. Les Prussiens y avaient passé la veille ; le crépi des murs était émietté par les balles ; les barrières défoncées ; dans les lucarnes on voyait des matelas éventrés ; dans l’embrasure des portes, des chaises amoncelées et cassées. Trois poules picoraient autour d’un sac de grains déchiré.

Notre sergent poussa la porte d’une ferme ; elle ne tenait plus qu’à un gond. Tout était sombre à l’intérieur, et on n’entendait que le grésillement du feu demi-mort et quelqu’un qui sanglotait. C’était une fille qui nous tournait le dos, agenouillée contre la pierre