Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/292

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était douce, après avoir bu le matin un peu de soleil à la promenade avec son père, elle pouvait, dans les heures de l’après-midi, s’amuser librement. « Le plus loin possible, » lui disait son père. « Je n’aime pas les curieux. » Voilà pourquoi Louisette fréquentait les boulevards extérieurs.

Elle aimait les larges chaussées de sable et leurs files infinies d’arbres osseux. La couleur sang-de-bœuf aux devantures des marchands de vin l’intéressait. Elle plaignait, en les comprenant très bien, les filles casquées de cheveux jusque par-dessus les sourcils. Leurs petits chiens qui lui riaient la faisaient rire. Les capuchons des sergents de ville lui étaient des points de repère jumeaux, familiers et mouvants. Les stations d’omnibus la faisaient enrager, par les gens qui la regardaient à travers les vitres, les yeux fixes. Elle préférait les coups d’œil détournés des jeunes hommes blêmes, à casquette d’étoffe, qui avaient une petite moustache fine. Sans savoir, elle supposait qu’ils lui en voulaient ; et, comme elle était curieuse d’eux, cela lui faisait de la peine.

L’un qui passa vers la tombée de nuit, la peau presque verdâtre au gaz, un chapeau de feutre gris coquettement planté sur la tête, avec un flamboiement limpide du regard, lui étreignit le cœur d’une force irrésistible. Il l’avait guettée, et il l’attendait en mordillant un brin de bois. Sa figure était fine, et sous la peau transparente on croyait voir parfois le jeu délicat des petits os de la face ; ses cheveux, très