Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/39

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douleur sourde de son bras lui avait étranglé le cœur dans la poitrine.

« On dirait qu’elle va passer, souffla la paysanne. Pauv’ ch’tiote. C’est-y une diote ou ben qu’elle a été mordue par un cocodrille ou un sourd, des fois ? C’est ben malicieux, ces bêtes-là ; ça court la nuit par les chemins. Jean, tiens la carne, qu’elle ne se trotte pas. Mathurin va me donner un coup de main pour la monter. »

Et la carriole la cahota, le petit cheval trottinant devant avec ses deux plumeaux qui se secouaient chaque fois qu’une mouche lui chatouillait le chanfrein, et la femme en coiffe blanche, serrée entre les blouses bleues, se tournait de temps à autre vers la petite, encore très pâle ; et elle arriva enfin dans une maison de pêcheur, coiffée de chaume ; lequel pêcheur était un des plus conséquents du pays et avait donc de quoi faire, et pouvait envoyer son poisson au marché dans le cul d’une charrette.

Là se termina le voyage de la petite. Car elle resta toujours depuis chez ces pêcheurs. Et les deux blouses bleues étaient Jean et Mathurin ; et la femme en coiffe blanche était la mère Mathô, et le vieux allait en pêche dans une chaloupe. Or, ils gardèrent la petite fille, pensant qu’elle serait utile pour mener la maison. Et elle fut élevée comme les gars et garçailles des mathurins, avec la garcette. Les bourrées et les taloches descendirent sur elle bien souvent. Et lorsqu’elle prit de l’âge, à force de raccommoder les filets,