Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/77

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d’une vie consciente et qui avaient été des hommes.

Ils étaient « ses deux singes, » ses bonshommes rouges, ses deux petits marins, ses hommes brûlés, ses corps sans âme, ses polichinelles de viande, ses têtes trouées, ses caboches sans cervelle, ses figures de sang ; elle les bichonnait à tour de rôle, faisait leur couverture, bordait leurs draps, mêlait leur vin, cassait leur pain ; elle les menait marcher par le milieu de la chambre, un à chaque côté, et les faisait sauter sur le parquet ; elle jouait avec eux, et, s’ils se fâchaient, les renvoyait du plat de la main. D’une caresse ils étaient auprès d’elle, comme deux chiens folâtres ; d’un geste dur, ils demeuraient pliés en deux, semblables à des animaux repentants. Ils se frôlaient contre elle et quêtaient les friandises ; tous deux possesseurs d’écuelles en bois où ils plongeaient périodiquement, avec des hurlements joyeux, leurs masques rouges.

Ces deux têtes n’irritaient plus la petite femme comme autrefois, ne l’intriguaient plus à la façon de deux loups vermeils posés sur des figures connues. Elle les aimait également, avec des moues enfantines. Elle disait d’eux : « Mes pantins sont couchés ; mes hommes se promènent. » Elle ne comprit pas qu’on vint de l’hôpital demander lequel elle gardait. Ce lui fut une question absurde : c’était comme si on avait exigé qu’elle coupât son mari en deux. Elle les punissait souvent à la manière des enfants avec leurs poupées méchantes. Elle disait à l’un : « Tu vois,