Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/99

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dessus de la couverture tigrée. La chose était insignifiante, mais elle me troubla. Comment le dormeur avait-il pu comprendre si vite que l’autre avait fermé les yeux ? Il avait tourné sa figure vers moi, et je ne l’avais pas vue ; la rapidité et le mystère de son geste étaient inexprimables.

Une ombre bleue flottait maintenant entre les banquettes capitonnées, à peine interrompue de temps à autre par le voile de lumière jaune jeté du dehors par un fanal à l’huile.

Le cercle de pensées qui me hantait revint à mesure que le battement du train croissait dans le silence. L’inquiétude du geste l’avait fixé, et des histoires d’assassins en chemin de fer surgissaient de l’obscurité, lentement modifiées à la façon de mélopées. La peur cruelle m’étreignait le cœur ; plus cruelle, parce qu’elle était plus vague, et que l’incertitude augmente la terreur. Visible, palpable, je sentais se dresser l’image de Jud — une face maigre avec des yeux caves, des pommettes saillantes et une barbiche sale — la figure de l’assassin Jud, qui tuait, la nuit, dans des wagons de premières et qu’on n’a jamais repris après son évasion. L’ombre m’aidait à transporter cette figure sur la forme du dormeur, à peindre des traits de Jud la tache confuse que j’avais vue à la lampe, à m’imaginer sous la couverture tigrée un homme tapi, prêt à bondir.

J’eus alors la tentation violente de me jeter à l’autre bout du wagon, de secouer le voyageur endormi,