Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/98

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d’une note conçue d’avance, à la fois crainte et désirée ; si bien que ces heurts éternellement semblables parcouraient l’échelle sonore la plus étendue, correspondant, en vérité, avec ses octaves superposées que le gosier d’aucun instrument n’eût pu atteindre, aux étages de suppositions qu’entasse souvent la pensée en travail.

Je finis par prendre un journal pour essayer de rompre le charme. Mais les lignes entières se détachaient des colonnes, lorsque je les avais lues, et venaient se replacer sous mon regard avec une sorte de son plaintif et uniforme, à des intervalles que je prévoyais et ne pouvais modifier. Je m’adossai alors à la banquette, éprouvant un singulier sentiment d’angoisse et de vide dans la tête.

C’est alors que j’observai le premier phénomène qui me plongea dans l’étrange. Le voyageur de l’extrémité du wagon, ayant relevé sa banquette et assujetti son oreiller, s’étendit et ferma les yeux. Presque au même moment le dormeur qui me faisait face se leva sans bruit et tendit sur le globe de la lampe le petit rideau bleu à ressort. Dans ce mouvement, j’aurais dû voir sa figure — et je ne la vis pas. J’aperçus une tache confuse, de la couleur d’un visage humain, mais dont je ne pus distinguer le moindre trait. L’action avait été faite avec une rapidité silencieuse qui me stupéfia. Je n’avais pas eu le temps de voir le dormeur debout que déjà je n’apercevais plus que le fond blanc de son bonnet au-