Page:Scientia - Vol. IX.djvu/427

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devant une poussière de parlers avec laquelle il serait impossible d’opérer. L’extension de l’indo-européen à une partie de l’Asie et à presque toute l’Europe fournit la base de la grammaire comparée des langues indo-européennes : une première différenciation a créé des parlers qui se sont à leur tour unifiés en groupes nouveaux : indo-iranien, slave, germanique, hellénique, italique, celtique, etc. ; chacune des langues communes qui se sont constituées on ne sait comment s’est à son tour imposée à un domaine étendu, puis s’est différenciée à son tour. Entre l’indo-européen et le français moderne, on entrevoit ainsi toute une série d’unifications et de différenciations successives : une unité italo-celtique, qui se brise et aboutit à la création d’une unité italique et d’une unité celtique ; une unité latine provenant d’une différenciation de l’unité italique ; une unité latine, brisée en parlers infiniment divers ; de là est issu, entre autres langues, le français dont l’unification se poursuit encore.

On voit comment, si le français est une forme prise par l’indo-européen, les hommes qui parlent français aujourd’hui n’ont pas reçu leur langue de leurs ancêtres par une transmission ininterrompue. Il y a eu constamment emprunt de langues communes. Le progrès de la linguistique tend à mettre de plus en plus en évidence ce fait dominant de l’histoire des langues : la création et l’extension de ces langues communes, qui sont le produit de l’unité de civilisation, sur des domaines plus ou moins vastes. Ainsi apparaît le caractère éminemment social du développement des langues. Les innovations linguistiques procèdent, en partie, de faits anatomo-physiologiques et psychiques ; mais ce qui fixe les formes et détermine le développement, ce sont les conditions sociales où se trouvent les sujets parlants.

Après avoir longtemps cherché de tous côtés le développement naturel du langage, les linguistes ont fini par reconnaître qu’on ne l’observe exactement nulle part et que toutes les langues connues, populaires ou savantes, trahissent la préoccupation d’un mieux dire qui partout a conduit les sujets parlants à emprunter le langage de ceux qui sont censés parler mieux. Chaque différenciation est tôt ou tard, et parfois immédiatement, suivie d’une réaction qui tend à rétablir ou à instaurer l’unité de langue là où il y a unité de civilisation.

Paris

A. Mellet