Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/11

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mandez. (Lisant.) Ô ciel !… Éric Burkenstaff !… Cela ne se peut…

RANTZAU, froidement et prenant du tabac.

Vous croyez ? et pourquoi ?

FALKENSKIELD, avec embarras.

C’est le fils de ce séditieux, de ce bavard.

RANTZAU.

Le père, oui : mais le fils ne parle pas ; il ne dit rien, et ce sera au contraire une excellente politique de placer une faveur à côté d’un châtiment.

FALKENSKIELD.

Je ne dis pas non ; mais donner une lieutenance à un jeune homme de vingt ans !…

RANTZAU.

Comme nous le disions tout-à-l’heure, c’est la jeunesse qui règne à présent.

FALKENSKIELD.

D’accord ; mais ce jeune homme, qui a été dans les magasins de son père et puis dans mes bureaux, n’a jamais servi dans le militaire.

RANTZAU.

Pas plus que votre gendre dans l’administration. Après cela, si vous croyez que ce soit un obstacle, je n’insiste plus ; je respecte vos avis, mon cher collègue, et je les-suivrai en tout. (Avec intention.) Et ce que vous ferez, je le ferai.

FALKENSKIELD, à part.

Morbleu ! (Haut et cherchant à cacher son dépit.) Vous faites de moi ce que vous voulez, et j’examinerai, je verrai.

RANTZAU, d’un air dégagé.

Quand il vous conviendra, aujourd’hui, ce matin ; tenez, avant le conseil, vous pouvez m’en faire expédier le brevet.

FALKENSKIELD.

Nous n’avons pas le temps… il est deux heures.

RANTZAU, tirant sa montre.

Moins un quart.

FALKENSKIELD.

Vous retardez.

RANTZAU, causant avec lui en remontant le théâtre.

Non pas, et la preuve c’est que j’ai toujours su arriver à l’heure.

FALKENSKIELD, souriant.

Je m’en aperçois. (D’un air aimable.) Nous vous verrons ce soir… chez moi, à dîner ?

RANTZAU.

Je n’en sais rien encore, je crains que mes maux d’estomac ne me le permettent pas… mais en tout cas je serai exact au conseil, et vous m’y retrouverez.

FALKENSKIELD.

J’y compte.

(Il sort par la porte du fond.)

Scène X.

ÉRIC, RANTZAU.

(Éric s’est montré à gauche pendant que Rantzau et Falkenskield remontaient le théâtre.)

ÉRIC.

Eh bien, monsieur le comte ?… je sèche d’impatience.

RANTZAU, froidement.

Vous êtes nommé, vous êtes lieutenant.

ÉRIC.

Est-il possible !

RANTZAU.

À la sortie du conseil j’irai chez votre père choisir quelques étoffes, et je vous porterai moi-même votre brevet.

ÉRIC.

Ah !… c’est trop de bontés.

RANTZAU.

Un avis encore que je vous donne, à vous, sous le sceau du secret. Votre père est imprudent… il parle trop haut… cela pourrait lui attirer de fâcheuses affaires.

ÉRIC.

Ô ciel ! en voudrait-on à sa liberté ?

RANTZAU.

Je n’en sais rien, mais ce n’est pas impossible. En tout cas, vous voilà avertis… vous et vos amis, veillez sur lui… et sur-tout du silence.

ÉRIC.

Ah ! l’on me tuerait plutôt que de m’arracher un mot qui pourrait vous compromettre. (Prenant la main de Rantzau.) Adieu… adieu, monseigneur.

(Il sort.)
RANTZAU.

Brave jeune homme !… qu’il y a là de générosité, d’illusions et de bonheur ! (Avec tristesse.) Ah ! que ne peut-on rester toujours à vingt ans !… (Souriant en lui-même.) Après tout… c’est bien vu !… on serait trop aisé à tromper… allons au conseil !

(Il sort.)