Moi, monsieur le comte !
Un comte !… (Avec mauvaise humeur.) C’est fini, notre boutique est maintenant le rendez-vous des grands seigneurs.
C’est bien !… c’est bien… (Souriant.) Une belle dame en danger, un jeune chevalier qui la délivre ; j’ai vu des romans qui commençaient ainsi.
Mais vous-même, monsieur le comte, vous êtes bien hardi de sortir ainsi à pied dans les rues.
Pourquoi cela ? Dans ce moment, les gens à pied sont des puissances ; ce sont eux qui éclaboussent ; et puis, moi, je n’ai qu’une parole ; je vous avais promis, en venant ici taire quelques emplettes, de vous apporter votre brevet de lieutenant… (le tirant de sa poche et le lui présentant.) le voici !
Quel bonheur ! je suis officier !
C’est fait de moi. (Montrant Rantzau.) J’avais raison de me défier de celui-la.
Je vous fais compliment, madame, sur la faveur dont vous jouissez en ce moment.
Que voulez-vous dire ?
Ignorez-vous donc ce qui se passe ?
Je viens de nos ateliers, où il n’y avait plus personne.
Ils sont tous dans la grande place ; votre mari est devenu l’idole du peuple. De tous les côtés on rencontre des bannières sur lesquelles flottent ces mots : Vive Burkenstaff, notre chef ! Burkenstaff pour toujours ! Son nom est devenu un cri de ralliement.
Ah ! le malheureux !
Les flots tumultueux de ses partisans entourent le palais, et ils crient tous de bon cœur : À bas Struensée ! (Souriant.) Il y en a même quelques uns qui crient : À bas les membres de la régence !
Ô ciel ! et vous ne craignez pas.
Nullement : je me promène incognito, en amateur ; d’ailleurs, s’il y avait quelque danger, je me réclamerais de vous !
Et ce ne serait pas en vain, je vous le jure !
J’y ai compté.
Ah ! mon Dieu ! entendez-vous ce bruit ?
C’est bien ! cela marche ! et si cela continue ainsi, on n’aura pas besoin de s’en mêler.
Scène IX.
Victoire !… victoire !… nous l’emportons !…
Parle vite, parle donc !
Je n’en peux plus, j’ai tant crié !… Nous étions dans la grande place, devant le palais, sous le balcon, trois ou quatre mille ! et nous répétions, Burkenstaff, Burkenstaff ! qu’on révoque l’ordre qui le condamne ; Burkenstaff !!! Alors la reine a paru au balcon, et Struensée à côté d’elle, en grand costume, du velours bleu magnifique, et un bel homme, une belle voix ! Il a parlé et on a fait silence : « Mes amis, de faux rapports nous avaient abusés ; je révoque toute espèce d’arrestation, et je vous jure ici, au nom de la reine et au mien, que M. Burkenstaff est libre et n’a plus rien à craindre. »
Je respire !…
Quel bonheur !…
Tout est sauvé !
Tout est perdu !
Alors, c’étaient des cris de : Vive la reine ! vive Struensée ! vive Burkenstaff ! Et quand j’ai eu dit à mes voisins : C’est pourtant moi qui suis Jean, son garçon de boutique, ils ont crié : Vive Jean ! et ils m’ont déchiré mon habit, en m’élevant sur leurs bras pour me montrer à la multitude. Mais ce n’est rien encore ; les voilà tous qui s’organisent, les chefs des métiers en tête, pour venir ici complimenter notre maître et le porter en triomphe à la maison commune.
Un triomphe ! il en perdra la tête !
Quel dommage !… une révolte qui commençait si bien !… À qui se fier à présent !