Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/18

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évanouie ! (Redescendant le théâtre.) Elle a eu peur de ça… est-elle bonne !

ÉRIC, rentrant et portant dans ses bras Christine qui est évanouie, et qu’il dépose sur un fauteuil à gauche[1].

Vite des secours… ma mère…

JEAN.

Elle vient de sortir pour avoir des nouvelles de notre bourgeois.

ÉRIC, regardant Christine.

Elle revient à elle. (À Jean qui la regarde aussi.) Qu’est-ce que tu fais là ? va-l’en !

JEAN.

Je ne demande pas mieux. (À part.) Je vais retrouver les autres et les aider à crier !

(Il sort par le fond.)

Scène VII.

CHRISTINE, ÉRIC.
CHRISTINE, revenant à elle.

Ces cris… ces menaces… cette multitude furieuse qui m’entourait… que leur ai-je fait ?… et où suis-je ?

ÉRIC, timidement.

Vous êtes en sûreté ; ne craignez rien !

CHRISTINE, avec émotion.

Cette voix. (Se retournant.) Éric. c’est vous !

ÉRIC.

Oui, c’est moi qui vous revois et qui suis le plus heureux des hommes… car j’ai pu vous défendre… vous protéger et vous donner asile.

CHRISTINE.

Où donc ?

ÉRIC.

Chez moi, chez ma mère ; pardon de vous recevoir en des lieux si peu dignes de vous ; ces magasins, ce comptoir, sont bien différents des brillants salons de votre père ; mais nous sommes si peu de chose, nous ne sommes que des marchands !

CHRISTINE.

Ce serait déjà un titre à la considération de tous ; mais auprès de moi et auprès de mon père vous en avez d’autres encore, et le service que vous venez de me rendre.

ÉRIC.

Un service ! ah ! ne prononcez pas ce mot-là.

CHRISTINE, toujours assise.

Et pourquoi donc ?

ÉRIC.

Parcequ’il va encore m’imposer silence, parcequ’il va de nouveau m’enchaîner par des liens que je veux rompre enfin. Oui, tant que je fus accueilli par votre père, tant que j’étais admis par lui sous son toit hospitalier, j’aurais cru manquer à la probité, à l’honneur, à tous les devoirs, en trahissant un secret dont ses affronts me dégagent ; je ne lui dois plus rien, nous sommes quittes ; et avant de mourir je veux parler, je veux, dussiez-vous m’accabler de votre dédain et de votre colère, que vous sachiez une fois ce que j’ai éprouvé de tourments, et ce que mon cœur renferme de douleur et de désespoir.

CHRISTINE, se levant.

Éric, au nom du ciel !

ÉRIC.

Vous le saurez !

CHRISTINE.

Ah ! malheureux ! croyez-vous que je l’ignore !

ÉRIC, transporté de joie.

Christine !…

CHRISTINE, effrayée, lui imposant silence.

Taisez-vous ! taisez-vous ! croyez-vous donc mon cœur si peu généreux qu’il n’ait pas compris la générosité du vôtre, qu’il ne vous ait pas tenu compte de votre dévouement et surtout de votre silence ? (Mouvement de joie d’Éric.) Que ce soit aujourd’hui la dernière fois que vous ayez osé le rompre ; demain je suis destinée à un autre, mon père l’exige, et soumise à mes devoirs.

ÉRIC.

Vos devoirs.

CHRISTINE.

Oui, je sais ce que je dois à ma famille, à ma naissance, à des distinctions que je n’eusse pas désirées peut-être, mais que le ciel m’a imposées et dont je serai digne. (S’avançant vers lui.) Et vous, Éric, (timidement.) je n’ose dire mon ami, ne vous abandonnez pas au désespoir où je vous vois : dites-vous bien que la honte ou l’honneur ne vient pas du rang qu’on occupe, mais de la manière dont on en remplit les devoirs ; et vous ferez comme moi, vous subirez le vôtre avec courage et sans vous plaindre. Adieu pour toujours ; demain je serai la femme du baron de Gœlher.

ÉRIC.

Non pas tant que je vivrai, et je vous jure ici… Dieu ! l’on vient !


Scène VIII.

CHRISTINE, ÉRIC, RANTZAU, MARTHE.
MARTHE, à Rantzau.

Si c’est à mon fils que vous voulez parler, le voici. (À part.) Impossible de rien apprendre.

CHRISTINE, l’apercevant.

Ô ciel !

MARTHE et RANTZAU, saluant.

Mademoiselle de Falkenskield !…

ÉRIC, vivement.

À qui nous avons eu le bonheur d’offrir un refuge, car sa voiture avait été arrêtée.

RANTZAU.

Eh ! mais, vous avez l’air de vous justifier d’un trait qui vous fait honneur.

  1. Christine sur le fauteuil, Éric, Jean.