Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/27

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RANTZAU, à part.

C’est bien heureux !… voilà la première fois que cet imbécile-là m’a compris !

GŒLHER.

Alors cela devient très délicat.

RANTZAU.

Sans doute. (Montrant la liste.) Il va là des gens de distinction, des gens de naissance. Les condamnerez-vous de confiance et sur parole, parcequ’il a plu à messieurs Herman et Christian de faire une confidence à monsieur Koller… confidence, du reste, fort bien placée… Mais enfin, et monsieur le baron, qui connaît les lois, vous dira comme moi, que là (avec intention.) où il n’y a point commencement d’exécution, il n’y a pas de coupable.

GŒLHER.

C’est juste !

FALKENSKIELD, se lève vivement, Rantzau en fait autant[1].

Eh bien !… laissons-leur exécuter leur complot. Que rien ne transpire, colonel, de l’aveu que vous venez de nous faire ; que rien ne soit changé à ce repas, qu’il ait toujours lieu ; que des soldats soient cachés dans l’hôtel, dont les portes resteront ouvertes.

RANTZAU, à part.

Et allons donc !… on a bien de la peine à lui faire arriver une idée.

FALKENSKIELD.

Et dès qu’un des conjurés se présentera, qu’on le laisse entrer, et qu’un instant après l’on s’en empare. Sa présence chez moi à une pareille heure, les armes dont il sera muni, seront, j’espère, des preuves irrécusables.

RANTZAU.

À la bonne heure !

GŒLHER, avec finesse.

Je comprends votre idée… mais maintenant que nous les tenons, si par malheur ils ne venaient pas… ?

RANTZAU.

C’est qu’on aura trompé le colonel ; c’est qu’il n’y avait ni conjuration, ni conjurés.

FALKENSKIELD, haussant les épaules.

Laissez donc !

(Il va à la table à gauche et écrit pendant que Koller remonte le théâtre et se tient au milieu un peu au fond[2].)

RANTZAU, à part.

Et il n’y en aura pas ; faisons prévenir la reine-mère qu’ils aient à rester chez eux. Encore une conspiration tombée dans l’eau ! (Regardant Koller.) C’est lui qui les trahit, et c’est moi qui les sauve ! (Haut.) Adieu, messieurs, je retourne près de Struensée.

FALKENSKIELD, qui pendant ce temps s’est assis à la table et écrit un ordre.

(À Goelher.) Cet ordre au gouverneur… (À Rantzau.) Vous nous revenez… je l’espère ?

RANTZAU.

Je le crois bien ; je ne peux plus maintenant dîner ailleurs que chez vous, j’y suis engagé d’honneur ; je vais seulement rendre compte à son excellence de la belle conduite du colonel Koller ; car enfin, si ces braves gens-là ne sont pas arrêtés, ce n’est pas sa faute… il aura fait tout ce qu’il fallait pour cela, et on lui doit une récompense.

FALKENSKIELD.

Qu’il aura.

RANTZAU, avec intention.

S’il y a une justice sur terre… je m’en chargerais plutôt.

KOLLER, s’inclinant.

Monsieur le comte quels remerciements… !

RANTZAU, avec mépris.

Oui, vous m’en devriez peut-être, mais je vous en dispense.

(Il sort[3].)
KOLLER, à part, redescendant le théâtre.

Maudit homme ! on ne sait jamais s’il est pour ou contre vous. (Saluant.) Messieurs…

GŒLHER.

Je vous suis, colonel. (À Falkenskield.) Cet ordre au gouverneur, et je cours raconter à la reine ce que nous avons décidé et ce que nous avons fait.

(Il sort avec Koller par la porte du fond.)

Scène VI.

FALKENSKIELD, seul, riant en lui-même.

Tous ces gens-là sont faibles, irrésolus ; et si on n’avait pas de l’énergie pour eux, si on ne les menait pas… ce comte de Rantzau surtout, ne voyant de coupables nulle part, et n’osant condamner personne ; flottant, indécis, bon homme du reste ; qui nous cédera volontiers sa place dès qu’il nous la faudra pour mon gendre… et ce ne sera pas long.


Scène VII.

CHRISTINE, sortant de la porte à gauche, FALKENSKIELD.
CHRISTINE.

Descendez-vous au salon, mon père ?

FALKENSKIELD.

Oui, dans l’instant.

CHRISTINE.

À la bonne heure ; car vos convives vont arriver ; et quand vous me laissez seule pour faire les honneurs, c’est si pénible ! aujourd’hui sur-tout, où je ne me sens pas bien.

  1. Ils restent placés dans le même ordre : Koller, Gœlher, Falkenskield, Rantzau.
  2. Goelher debout près de la table, Falkenskield écrivant, Koller au milieu, Rantzau à droite.
  3. Goelher, Falkenskield, Koller.