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Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/34

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Scène V.

RANTZAU ; LE PRÉSIDENT, en habit noir ; QUATRE CONSEILLERS, également en habit noir et se tenant à quelques pas derrière lui ; GŒLHER, au milieu du théâtre ; FALKENSKIELD, plus rapproché de LA REINE, qui se lève à l’arrivée des magistrats et se rassied à la même place à droite.
FALKENSKIELD.

Messieurs les conseillers, j’ai appris le motif qui vous amène : c’est pour prévenir par un châtiment rapide des scènes pareilles à celles qui nous ont dernièrement affligés, que nous nous sommes vus forcés à regret de changer les formes ordinaires de la justice.

LE PRÉSIDENT, d’une voix ferme.

Pardon, monseigneur : c’est quand l’état est en danger, c’est quand l’ordre public est troublé, qu’il faut demander à la justice et aux lois un appui contre la révolte, et non pas s’appuyer sur la révolte pour renverser la justice.

FALKENSKIELD, avec hauteur.

Quelle que soit votre opinion à ce sujet, messieurs, je dois vous prévenir que nous n’accordons pas ici, comme en France, aux parlements et aux cours souveraines le droit de remontrance : je vous exhorte, au contraire, à user de votre influence sur le peuple pour lui conseiller la soumission, pour l’engager à ne point renouveler les désordres d’hier ; sinon, qu’il ne s’en prenne qu’à lui-même des malheurs qui pourraient en résulter pour la ville. Des troupes nombreuses y sont entrées cette nuit et y sont casernées. La garde du palais est confiée au colonel Koller, qui a ordre de repousser la moindre attaque par la force ; et, pour prouver à tous que rien ne saurait nous intimider, Éric Rurkenstaff, fils de ce bourgeois factieux à qui déjà nous avions fait grâce ; Éric Burkenstaff, convaincu par son propre aveu, de conspiration contre la reine et le conseil de régence, vient d’être condamné à mort, et c’est son arrêt que je signe. (À Rantzau.) Comte de Rantzau, il n’y manque que votre signature[1].

(Il s’approche de Rantzau.)
RANTZAU, froidement.

Je ne la donnerai pas.

TOUS.

Ô ciel !

FALKENSKIELD.

Et pourquoi ?

RANTZAU.

Parceque l’arrêt me semble injuste, aussi bien que la détermination d’ôter à la cour suprême des privilèges que nous n’avons pas le droit de lui ravir.

FALKENSKIELD.

Monsieur !…

RANTZAU.

C’est mon avis, du moins. Je désapprouve toutes ces mesures ; elles sont contre ma conscience, et je ne signerai pas.

FALKENSKIELD.

C’était devant le conseil qu’il fallait vous exprimer ainsi.

RANTZAU.

C’est tout haut, c’est par-tout qu’il faut protester contre l’injustice !

GŒLHER.

Dans ces cas-là, monsieur, on donne sa démission.

RANTZAU.

Je ne le pouvais pas hier : vous étiez en danger, vous étiez menacés ; aujourd’hui vous êtes tout puissants, rien ne vous résiste ; je peux me retirer sans lâcheté ; et cette démission, que M. Gœlher attend avec tant d’impatience, je la donne.

FALKENSKIELD.

Je la transmettrai à la reine, qui l’acceptera.

GŒLHER.

Nous l’accepterons.

FALKENSKIELD.

Messieurs, vous m’avez entendu… vous pouvez vous retirer.

LE PRÉSIDENT, à Rantzau.

Nous n’attendions pas moins de vous, monsieur le comte, et le pays vous en remercie.

(Il sort, ainsi que les conseillers.)
FALKENSKIELD.

Je vais rendre compte à la reine et à Struensée d’une conduite à laquelle j’étais loin de m’attendre.

RANTZAU.

Mais qui vous enchante.

FALKENSKIELD, sortant.

Vous me suivez, Gœlher ?

GŒLHER.

Dans l’instant. (S’approchant de Rantzau d’un air railleur[2].) Je voulais auparavant…

RANTZAU.

Me remercier ?… Il n’y a pas de quoi… vous voilà ministre.

GŒLHER.

Je l’aurais été sans cela. (Lui montrant les papiers qu’il tient encore à la main.) J’avais pris mes précautions. Je vous avais bien dit que je vous renverserais !

RANTZAU, souriant.

C’est vrai ! Alors, que je ne vous retienne pas ; hâtez-vous, ministre d’un jour !

GŒLHER, souriant.

Ministre d’un jour !

RANTZAU.

Qui sait ?… peut-être moins encore… Aussi je serais désolé de vous faire perdre quelques instants de pouvoir ; ils sont trop précieux !

  1. Le président, Rantzau, Falkenskield, Gœlher, la Reine.
  2. Rantzau, Gœlher, la Reine.