Scène V.
Messieurs les conseillers, j’ai appris le motif qui vous amène : c’est pour prévenir par un châtiment rapide des scènes pareilles à celles qui nous ont dernièrement affligés, que nous nous sommes vus forcés à regret de changer les formes ordinaires de la justice.
Pardon, monseigneur : c’est quand l’état est en danger, c’est quand l’ordre public est troublé, qu’il faut demander à la justice et aux lois un appui contre la révolte, et non pas s’appuyer sur la révolte pour renverser la justice.
Quelle que soit votre opinion à ce sujet, messieurs, je dois vous prévenir que nous n’accordons pas ici, comme en France, aux parlements et aux cours souveraines le droit de remontrance : je vous exhorte, au contraire, à user de votre influence sur le peuple pour lui conseiller la soumission, pour l’engager à ne point renouveler les désordres d’hier ; sinon, qu’il ne s’en prenne qu’à lui-même des malheurs qui pourraient en résulter pour la ville. Des troupes nombreuses y sont entrées cette nuit et y sont casernées. La garde du palais est confiée au colonel Koller, qui a ordre de repousser la moindre attaque par la force ; et, pour prouver à tous que rien ne saurait nous intimider, Éric Rurkenstaff, fils de ce bourgeois factieux à qui déjà nous avions fait grâce ; Éric Burkenstaff, convaincu par son propre aveu, de conspiration contre la reine et le conseil de régence, vient d’être condamné à mort, et c’est son arrêt que je signe. (À Rantzau.) Comte de Rantzau, il n’y manque que votre signature[1].
Je ne la donnerai pas.
Ô ciel !
Et pourquoi ?
Parceque l’arrêt me semble injuste, aussi bien que la détermination d’ôter à la cour suprême des privilèges que nous n’avons pas le droit de lui ravir.
Monsieur !…
C’est mon avis, du moins. Je désapprouve toutes ces mesures ; elles sont contre ma conscience, et je ne signerai pas.
C’était devant le conseil qu’il fallait vous exprimer ainsi.
C’est tout haut, c’est par-tout qu’il faut protester contre l’injustice !
Dans ces cas-là, monsieur, on donne sa démission.
Je ne le pouvais pas hier : vous étiez en danger, vous étiez menacés ; aujourd’hui vous êtes tout puissants, rien ne vous résiste ; je peux me retirer sans lâcheté ; et cette démission, que M. Gœlher attend avec tant d’impatience, je la donne.
Je la transmettrai à la reine, qui l’acceptera.
Nous l’accepterons.
Messieurs, vous m’avez entendu… vous pouvez vous retirer.
Nous n’attendions pas moins de vous, monsieur le comte, et le pays vous en remercie.
Je vais rendre compte à la reine et à Struensée d’une conduite à laquelle j’étais loin de m’attendre.
Mais qui vous enchante.
Vous me suivez, Gœlher ?
Dans l’instant. (S’approchant de Rantzau d’un air railleur[2].) Je voulais auparavant…
Me remercier ?… Il n’y a pas de quoi… vous voilà ministre.
Je l’aurais été sans cela. (Lui montrant les papiers qu’il tient encore à la main.) J’avais pris mes précautions. Je vous avais bien dit que je vous renverserais !
C’est vrai ! Alors, que je ne vous retienne pas ; hâtez-vous, ministre d’un jour !
Ministre d’un jour !
Qui sait ?… peut-être moins encore… Aussi je serais désolé de vous faire perdre quelques instants de pouvoir ; ils sont trop précieux !