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GŒLHER.

Comme vous dites. (Il salue la reine respectueusement et sort.)


Scène VI.

LA REINE, étonnée, le suit quelque temps des yeux en remontant le théâtre ; RANTZAU[1].
RANTZAU, à part.

Ah ! mes chers collègues étaient décidés à me destituer ; je les ai prévenus, et maintenant nous allons voir.

LA REINE.

Je n’en puis revenir encore ! Vous, Rantzau, donner votre démission !

RANTZAU.

Pourquoi pas ? Il y a des occasions où l’homme d’honneur doit se montrer.

LA REINE.

Mais c’est vous perdre.

RANTZAU.

Du tout, c’est une excellente chose qu’une bonne démission donnée à propos. (À part.) C’est une pierre d’attente. (Haut.) Et puis, s’il faut vous avouer ma faiblesse, moi, homme d’état, qui me croyais à l’abri de toute émotion, je me sens là un penchant pour ce pauvre Éric Burkenstaff ; je suis indigné de la conduite que l’on tient envers lui… et envers vous, madame, et c’est là sur-tout ce qui m’a décidé…

LA REINE.

En effet, oser me retenir en ces lieux !

RANTZAU.

Si ce n’était que cela !…

LA REINE.

Ô ciel !… ils ont d’autres projets !… vous les connaissez ?

RANTZAU.

Oui, madame ; et maintenant que je ne suis plus membre du conseil, mon amitié peut vous les révéler. Éric n’est pas le seul qu’on ait arrêté. Deux autres agents subalternes, Herman et Christian.

LA REINE.

Grand Dieu !… il sont parlé !. Ce pauvre Koller sera compromis !

RANTZAU.

Non, madame ; ce pauvre Koller est le premier qui vous ait abandonnée, qui vous ait trahie.

LA REINE.

Ce n’est pas possible !

RANTZAU.

La preuve… c’est qu’il est plus en faveur que jamais… c’est que la garde du palais lui est confiée ; et quand je vous disais encore hier : Ne vous livrez point à lui… il vous vendra !

LA REINE.

À qui donc se fier ?… grand Dieu

RANTZAU.

À personne !… et vous en ferez la triste expérience ; car, en attendant le procès qu’on doit vous intenter pour la forme, on est décidé à vous jeter dans un château-fort d’où vous ne sortirez plus. C’est ce soir même qu’on doit vous y conduire, et celui qui est chargé d’exécuter cet ordre… que dis-je ? celui qui l’a sollicité… c’est Koller.

LA REINE.

Quelle horreur !

RANTZAU.

Il doit se rendre ici, à la nuit tombante.

LA REINE.

Lui ! Koller !… une pareille audace d’ingratitude !… Mais savez-vous que j’ai de quoi le perdre, que j’ai ici des lettres de sa main ?

RANTZAU, souriant.

Vraiment !.

LA REINE.

Vous allez voir.

RANTZAU.

Je comprends alors pourquoi il tenait tant à se charger seul de votre arrestation, pour saisir en même temps vos papiers et ne remettre au conseil que ceux qu’il jugerait convenable.

LA REINE, qui a ouvert son secrétaire et qui y a pris des lettres qu’elle présente à Rantzau.

Tenez… tenez !… et, si je succombe, qu’au moins j’aie le plaisir de faire tomber sa tête.

RANTZAU, prenant vivement les lettres, qu’il met dans sa poche.

Et que feriez-vous, madame, de la tête de Koller ! Il ne s’agit pas ici de se venger… mais de réussir.

LA REINE.

Réussir !… et comment ?… Tous mes amis m’abandonnent, excepté un seul… une main inconnue, la vôtre peut-être, qui m’a conseillé de m’adresser à Raton Burkenstaff.

RANTZAU.

Moi !… Y pensez-vous ?

LA REINE, vivement.

Enfin, croyez-vous qu’il puisse parvenir à soulever te peuple ?

RANTZAU.

À lui seul !… non, madame.

LA REINE.

Il l’a bien fait hier.

RANTZAU.

Raison de plus pour ne pas le faire aujourd’hui ; l’autorité est avertie, elle est sur ses gardes, elle a pris ses mesures ; d’ailleurs, votre Raton Burkenstaff est incapable d’agir par lui-même !… c’est un instrument, une machine, un levier qui, dirigé par une main habile ou puissante, peut rendre des services, mais à la condition qu’il ne saura ni pour qui ni comment…

  1. Rantzau traverse le théâtre tout en parlant, et passe de la gauche à la droite.