Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/41

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CHRISTINE.

Non, monsieur.

FALKENSKIELD.

Comment non ? il a ouvert le bal avec la reine et paraissait plus fier encore de cette distinction que de sa nouvelle dignité de ministre, car il a été nommé. Il succède décidément à M. de Rantzau, qui, en habile homme, nous quitte et s’en va quand la fortune arrive.

CHRISTINE.

Tout le monde n’agit pas ainsi.

FALKENSKIELD.

Oui. il a toujours tenu à se singulariser ; aussi nous ne lui en voulons pas ; qu’il se retire, qu’il fasse place à d’autres, son temps est fini ; et la reine, qui craint son esprit… a été enchantée de lui donner pour successeur…

CHRISTINE.

Quelqu’un qu’elle ne craint pas.

FALKENSKIELD.

Justement ! un aimable et beau cavalier comme mon gendre.

CHRISTINE.

Votre gendre !

FALKENSKIELD, d’un air sévère, et regardant Christine.

Sans doute.

CHRISTINE, timidement.

Demain, mon père, je vous parlerai au sujet de M. de Gœlher.

FALKENSKIELD.

Et pourquoi pas sur-le-champ ?

CHRISTINE.

Il est tard, la nuit est bien avancée… et puis, je ne suis pas encore assez remise de l’émotion que j’ai éprouvée.

FALKENSKIELD.

Mais cette émotion, quelle en était la cause ?

CHRISTINE.

Oh ! pour cela, je puis vous le dire. Jamais je ne m’étais trouvée plus seule, plus isolée qu’au milieu de cette fête ; et en voyant le plaisir qui brillait dans tous les yeux, cette foule si joyeuse, si animée, je ne pouvais croire qu’à quelques pas de là, peut-être, des infortunés gémissaient dans les fers. Pardon, mon père, c’était plus fort que moi ; cette idée-là me poursuivait sans cesse. Quand monsieur d’Osten s’est approché de Struensée, qui était près de moi, et lui a parlé à voix basse, je n’entendais pas ce qu’il disait ; mais Struensée témoignait de l’impatience, et, voyant la reine qui venait à lui, il s’est levé en disant : « C’est inutile, monsieur ; jamais de pitié pour les crimes de haute trahison » ; ne l’oubliez pas… Le comte s’est incliné, puis, regardant la reine et Struensée, il a dit : « Je ne l’oublierai pas, monseigneur, et bientôt peut-être je vous le rappellerai. »

FALKENSKIELD.

Quelle audace !

CHRISTINE.

Cet incident avait rassemblé quelques personnes autour de nous, et j’entendais confusément murmurer ces mots : « Le ministre a raison ; il faut un exemple. » « Soit, disaient les autres, mais le condamner à mort !… » Le condamner !!! à ce mot un froid mortel s’est glissé dans mes veines ; un voile a couvert mes yeux… j’ai senti que la force m’abandonnait.

FALKENSKIELD.

Heureusement, j’étais là, près de toi !

CHRISTINE.

Oui, c’était une terreur absurde, chimérique, je le sens, mais que voulez-vous ? Renfermée aujourd’hui dans mon appartement, je n’avais vu ni interrogé personne. Il est un nom, vous le savez, que je n’ose prononcer devant vous ; mais lui, n’est-ce pas, il n’y a pas à trembler pour ses jours ?

FALKENSKIELD.

Non… sans doute… rassure-toi.

CHRISTINE.

C’est ce que je pensais… c’est impossible ; et puis, arrêté hier, il ne peut pas être condamné aujourd’hui ; et les démarches, les instances de ses amis, les vôtres, mon père.

FALKENSKIELD.

Certainement ; et comme tu le disais, demain, mon enfant, demain nous parlerons de cela. Je me retire, je te quitte.

CHRISTINE.

Vous retournez à ce bal ?

FALKENSKIELD.

Non, j’y ai laissé Gœlher, qui nous représente à merveille, et qui dansera probablement toute la nuit. Le jour ne peut pas tarder à paraître, je ne me coucherai pas, j’ai à travailler, et je vais passer dans mon cabinet. Holà ! quelqu’un ! (Joseph parait au fond, ainsi qu’un autre domestique qui va prendre sur la table à gauche un des deux flambeaux.) Allons ! de la force, du courage… bonsoir, mon enfant, bonsoir.

(Il sort suivi du domestique qui porte le flambeau.)

Scène II.

CHRISTINE, JOSEPH.
CHRISTINE.

Je respire ! je m’étais alarmée sans motif, il était question d’un autre. Hélas ! il me semble que tout le monde doit être comme moi et ne l’occuper que de lui !…

JOSEPH, qui s’est approché de Christine.

Mademoiselle.

CHRISTINE.

Qu’y a-t-il, Joseph ?

JOSEPH.

Une femme qui a l’air bien à plaindre est ici depuis long-temps. Quand elle devrait, disait-elle, passer toute la nuit à attendre, elle est