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décidée à ne pas quitter l’hôtel sans avoir parlé à mademoiselle en particulier.

CHRISTINE.

À moi !

JOSEPH.

Du moins elle m’a supplié de vous le demander.

CHRISTINE.

Qu’elle vienne !… quoique bien fatiguée, je la recevrai.

JOSEPH, qui pendant ce temps a été chercher Marthe.

Entrez, madame, voilà mademoiselle et dépêchez-vous, car il est tard.

(Il sort.)

Scène III.

MARTHE, CHRISTINE.
MARTHE.

Mille pardons, mademoiselle, d’oser à une pareille heure.

CHRISTINE, la regardant.

Madame Burkenstaff !… (Courant à elle et lui prenant les mains.) Ah ! que je suis contente de vous avoir reçue !… que je suis heureuse de vous voir ! (À part, avec joie et attendrissement.) Sa mère ! (Haut.) Vous venez me parler d’Éric ?

MARTHE.

Eh ! dans le désespoir qui m’accable, puis-je parler d’autre chose que de mon fils… de mon pauvre enfant !… je viens de le voir.

CHRISTINE, vivement.

Vous l’avez vu !

MARTHE, pleurant.

Je viens de l’embrasser, mademoiselle… pour la dernière fois !

CHRISTINE.

Que dites-vous ?

MARTHE.

Son arrêt lui avait été signifié cette après-midi.

CHRISTINE.

Quel arrêt ?… qu’est-ce que cela signifie ?

MARTHE, avec joie.

Vous l’ignoriez donc !… ah ! tant mieux !… sans cela, vous n’auriez pas été à ce bal, n’est-il pas vrai ?… Quelque grande dame que vous soyez, vous n’auriez pas pu vous divertir quand celui qui avait tant d’affection pour vous est condamné à mort ?

CHRISTINE, poussant un cri.

Ah !… (Avec égarement.) Ils disaient donc vrai !… c’était de lui qu’ils parlaient, et mon père m’a trompée ! (À Marthe.) Il est condamné !

MARTHE.

Oui, mademoiselle. Struensée a signé, la reine a signé ; concevez-vous cela ? elle est mère cependant !… elle a un fils !

CHRISTINE.

Remettez-vous !… tout n’est pas perdu ; j’ai encore de l’espoir.

MARTHE.

Et moi, je n’en ai plus qu’en vous !… Mon mari a des projets qu’il ne veut pas m’expliquer ; je ne devrais pas vous dire cela ; mais vous, du moins, vous ne me trahirez point ; en attendant, il n’ose se montrer ; il se tient caché ; ses amis n’arriveront pas, ou arriveront trop tard… et moi, dans ma douleur, que puis-je tenter ? que puis-je faire ?… S’il ne fallait que mourir… je ne vous demanderait rien, mon fils serait déjà sauvé. J’ai couru hier soir à sa prison, j’ai donné tant d’or qu’on a bien voulu me vendre le plaisir de l’embrasser ; je l’ai serré contre mon cœur, je lui ai parlé de mon désespoir, de mes craintes !… Hélas !… il ne m’a parlé que de vous.

CHRISTINE.

Éric !…

MARTHE.

Oui, mademoiselle, oui, l’ingrat en me consolant pensait encore à vous. « J’espère, me disait-il, qu’elle ignorera mon sort, qu’elle n’en saura rien… car heureusement, c’est de grand matin, c’est au point du jour. »

CHRISTINE.

Quoi donc ?

MARTHE, avec égarement.

Eh bien ! est-ce que je ne vous l’ai pas dit ?… Est-ce que vous ne l’avez pas deviné à mon désespoir ?… C’est tout-à-l’heure, c’est dans quelques instants qu’ils vont tuer mon fils !…

CHRISTINE.

Le tuer !…

MARTHE.

Oui, oui, c’est là, sur cette place, sous vos fenêtres, qu’ils vont le traîner. Alors, dans le délire, dans la fièvre où j’étais, je me suis arrachée de ses bras, et, loin de lui obéir, je suis accourue pour vous dire : Ils vont le tuer !… défendez-le ! mais vous n’étiez pas ici… et j’attendais… Ah ! quel supplice… et que j’ai souffert en comptant les instants de cette nuit que mes vœux désiraient et craignaient d’abréger !… Mais vous voilà, je vous vois ; nous allons ensemble nous jeter aux pieds de votre père, aux pieds de la reine, nous demanderons la grâce de mon fils.

CHRISTINE.

Je vous le promets.

MARTHE.

Vous leur direz qu’il n’est pas coupable ; il ne l’est pas, je vous le jure ; il ne s’est jamais occupé de révolte ni de complots ; il n’a jamais songé à conspirer ; il ne songeait à rien, qu’à vous aimer !…

CHRISTINE.

Je le sais, et c’est son amour qui l’a perdu ; c’est pour moi, pour me sauver qu’il marcherait à la mort !… Oh ! non… ça ne se peut pas. Soyez tranquille, je réponds de ses jours.