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MARTHE.

Est-il possible !

CHRISTINE.

Oui, madame, oui, il y aura quelqu’un de perdu, mais ce ne sera pas lui !

MARTHE.

Que voulez-vous dire ?…

CHRISTINE.

Rien !… rien !… Retournez chez vous, partez ; dans quelques instants il aura sa grâce, il sera sauvé !… fiez-vous-en à mon zèle.

MARTHE, hésitant.

Mais cependant…

CHRISTINE.

À ma parole… à mes serments.

MARTHE, de même.

Mais…

CHRISTINE, hors d’elle-même.

Eh bien !… à ma tendresse !… à mon amour !… Me croyez-vous maintenant ?

MARTHE, avec étonnement.

Ô ciel !… oui, mademoiselle, oui, je n’ai plus peur. (Poussant un cri en montrant la croisée.) Ah !

CHRISTINE.

Qu’avez-vous ?

MARTHE.

J’avais cru voir le jour !… Non, grâce au ciel, il fait sombre encore. Dieu vous protège et vous rende tout le bonheur que je vous dois… adieu… adieu !…

(Elle sort.)

Scène IV.

CHRISTINE, seule, marchant avec agitation.

Je dirai la vérité, je dirai qu’il n’est pas coupable ; je publierai tout haut qu’il s’est accusé lui-même pour ne pas me compromettre, pour sauver ma réputation. Et moi…(S’arrêtant.) Oh ! moi… perdue, déshonorée à jamais… Eh bien !… eh bien ! quand je penserai à tout cela… à quoi bon ? Il le faut, je ne peux pas le laisser périr. C’est par amour qu’il me donnait sa vie… et moi, par amour… je lui donnerai plus encore. (Se mettant à la table.) Oui, oui, écrivons ; mais à qui me confier ? à mon père ?… oh ! non ; à Struensée ? encore moins ; il a dit devant moi qu’il ne pardonnerait jamais ; mais à la reine ! à Mathilde ! elle est femme, elle me comprendra ; et puis, je ne voulais pas le croire, mais si, comme on l’assure, elle est aimée, si elle aime !… Ô mon Dieu ! fais que ce soit vrai : elle aura pitié de moi, et ne me condamnera pas, (Écrivant rapidement.) Hâtons-nous ; cette déclaration solennelle ne laissera pas de doute sur son innocence. Signé, Christine de Falkenskield. (Laissant tomber la plume.) Ah !… c’est ma honte, mon déshonneur que je signe. (Pliant vivement la lettre.) N’y pensons pas, ne pensons à rien. Les moments sont précieux… et comment, à une heure pareille…? ah !… par madame de Linsberg, la première femme de chambre de la reine… en lui envoyant Joseph, qui m’est dévoué. Oui, c’est le seul moyen de faire parvenir à l’instant cette lettre…


Scène V.

CHRISTINE, FALKENSKIELD.
FALKENSKIELD, qui est entré pendant les derniers mots, se trouve en face de Christine, qui veut sortir. Il lui prend la lettre des mains.

Une lettre, et pour qui donc

CHRISTINE, avec effroi.

Mon père !…

FALKENSKIELD, lisant.

« À la reine Mathilde. » Eh ! mais, ne vous troublez pas ainsi ; puisque vous tenez tant à ce que cette lettre parvienne à sa majesté, je la lui remettrai ; mais j’ai le droit, je pense, de connaître ce que ma fille écrit, même à sa souveraine, et vous permettez…

(Faisant le geste d’ouvrir la lettre.)
CHRISTINE, suppliante.

Monsieur.

FALKENSKIELD, l’ouvrant.

Vous y consentez. (Lisant.) Ô ciel !… Éric Burkenstaff était ici pour vous, caché dans votre appartement ! et c’est là qu’aux yeux de tous il a été découvert.

CHRISTINE.

Oui, oui, c’est la vérité ! Accablez-moi de votre colère : non que je sois coupable ni indigne de vous, je le jure ; c’est déjà trop que mon imprudence ait pu nous compromettre ; aussi je ne cherche ni à me justifier, ni à éviter des reproches que j’ai mérités ; mais j’apprends, et vous me l’aviez caché, qu’il est condamné à mort ; que, victime de son dévouement, il va périr pour sauver mon honneur ; j’ai pensé alors que c’était le perdre à jamais que de l’acheter à ce prix ; j’ai voulu épargner à moi des remords… à vous un crime… j’ai écrit !

FALKENSKIELD.

Signer un tel aveu !… et par ce témoignage, qui va, qui doit devenir public, attester aux yeux de la reine, de ses ministres, de toute la cour, que la comtesse de Falkenskield, éprise d’un marchand de la Cité, a compromis pour lui son rang, sa naissance, son père, qui, déjà en butte à tous les traits de la calomnie et de la satire, va cette fois être accablé et succomber sous leurs coups ! Non, cet écrit, gage de notre déshonneur et de notre ruine, ne verra pas le jour.

CHRISTINE.

Qu’osez-vous dire ! osez ne pas vous opposer à cet arrêt !