Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/5

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soldats et qui gagnent leurs grades dans les bureaux, ces intrigants en épaulettes, comme il les appelle.

LA REINE.

Que vous importe ?

KOLLER.

C’est moi qu’il désigne par là, je le sais, et je m’en vengerai.

LA REINE.

Pas maintenant !… Nous avons besoin de lui ! il nous est nécessaire pour nous rallier le peuple et la cour. Son grand nom, sa fortune, ses talents personnels, peuvent seuls donner de la consistance à notre parti… qui n’en a pas ; car tous les noms que vous m’avez donnés là sont sans influence au-dehors, et il ne suffit pas de renverser Struensée, il faut prendre sa place ; il faut s’y maintenir surtout.

KOLLER.

Je le sais !… Mais chercher des alliés parmi nos ennemis…

LA REINE.

Rantzau ne l’est pas, j’en ai des preuves ; il aurait pu me perdre, il ne l’a pas fait, et souvent même il m’a avertie indirectement des dangers auxquels mon imprudence allait m’exposer ; enfin je suis certaine que Struensée, son collègue, le redoute et voudrait s’en défaire ; que lui de son côté déteste Struensée, qu’il le verrait avec plaisir tomber du rang qu’il occupe ; et de là à nous y aider… il n’y a qu’un pas.

KOLLER.

C’est possible ; mais je ne peux pas souffrir ce Bertrand de Rantzau ; c’est un malin petit vieillard qui n’est l’ennemi de personne, c’est vrai, mais il n’a d’ami que lui. S’il conspire, c’est à lui tout seul et à son bénéfice ; en un mot, un conspirateur égoïste avec lequel il n’y a rien à gagner, et, partant, rien à faire.

LA REINE.

C’est ce qui vous trompe. (Rendant vers la coulisse à gauche.) Tenez, le voyez-vous dans cette galerie, causant avec le grand-chambellan ? il se rend sans doute au conseil ; laissez-nous ; avant de l’attirer dans notre parti, avant de lui rien découvrir de nos projets, je veux savoir ce qu’il pense.

KOLLER.

Vous aurez de la peine !… En tout cas je vais toujours répandre dans la ville des gens dévoués qui prépareront l’opinion publique. Herman et Christian sont des conspirateurs secondaires qui s’y entendent à merveille ; pour cela il ne s’agit que de les payer. Je l’ai fait, et maintenant à ce soir ; comptez sur moi et sur le sabre de mes soldats. En fait de conspiration, c’est ce qu’il y a de plus positif.

(Il sort par le fond en saluant Rantzau qui entre par la gauche.)

Scène VI.

LE COMTE DE RANTZAU, LA REINE.
LA REINE, à Rantzau qui la salue.

Et vous aussi, monsieur le comte, vous venez au palais présenter vos félicitations à votre très puissant et très heureux collègue.

RANTZAU.

Et qui vous dit, madame, que je n’y viens pas pour faire ma cour à votre majesté ?

LA REINE.

C’est généreux… c’est digne de vous, du reste, au moment où plus que jamais je suis en disgrâce… où je vais être exilée peut-être.

RANTZAU.

Croyez-vous qu'on l’oserait ?

LA REINE.

Eh ! mais, c’est à vous que je le demanderai ; vous, Bertrand de Rantzau, ministre influent… vous, membre du conseil.

RANTZAU.

Moi ! j’ignore ce qui s’y passe… je n’y vais jamais. Sans désirs, sans ambition, n’aspirant qu’à me retirer des affaires, que voulez-vous que j’y fasse ? si ce n’est parfois y prendre la défense de quelques amis imprudents… ce qui pourrait bien m’arriver aujourd’hui.

LA REINE.

Vous qui prétendiez ne rien savoir… vous connaissez donc.

RANTZAU.

Ce qui s’est passé hier chez le roi… certainement ; et convenez que c’était une singulière prétention à vous de vouloir absolument lui prouver. Mais en pareil cas un bourgeois lui-même, un bourgeois de Copenhague ne le croirait pas ! et vous espériez le persuader à un front couronné !… Votre majesté devait avoir tort.

LA REINE.

Ainsi vous me blâmez d’être fidèle à Christian, à un roi malheureux !… Vous prétendez qu’on a tort quand on veut démasquer des traîtres !

RANTZAU.

Et qu’on n’y réussit pas… oui, madame.

LA REINE, avec mystère.

Et si je réussissais, pourrais-je compter sur votre aide, sur votre appui ?

RANTZAU, souriant.

Mon appui ! à moi… qui en pareil cas, au contraire, réclamerais le vôtre.

LA REINE, avec force.

Il vous serait assuré, je vous le jure. M’en jurerez-vous autant, je ne dis pas avant, mais après le danger ?

RANTZAU.

Vraiment !… Il y en a donc ?