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LA REINE.

Puis-je me fier à vous ?

RANTZAU.

Eh ! mais… il me semble que je possède déjà quelques secrets qui auraient pu perdre votre majesté, et que jamais…

LA REINE, vivement.

Je le sais. (À demi-voix.) Vous avez ce soir chez le ministre de la guerre, le comte de Falkenskield, un grand dîner où assisteront tous vos collègues ?…

RANTZAU.

Oui, madame, et demain un grand bal où ils assisteront également. C’est ainsi que nous traitons les affaires. Je ne sais pas si le conseil marche, mais il danse beaucoup.

LA REINE, avec mystère.

Eh bien ! si vous m’en croyez, restez chez vous.

RANTZAU, la regardant avec finesse.

Ah ! vous vous méfiez du dîner… il ne vaudra rien.

LA REINE.

Oui… que cela vous suffise.

RANTZAU, souriant.

Des demi-confidences ! Prenez garde ! je peux trahir quelquefois les secrets que je devine… jamais ceux que l’on me confie.

LA REINE.

Vous avez raison ; j’aime mieux tout vous dire. Des soldats qui me sont dévoués cerneront l’hôtel de Falkenskield, s’empareront de toutes les issues…

RANTZAU, d’un air d’incrédulité.

D’eux-mêmes et sans chef ?

LA REINE.

Koller les commande ; Koller, qui ne reçoit d’ordres que de moi, se précipitera avec eux dans les rues de Copenhague en criant : Les traîtres ne sont plus ! vive le roi ! vive Marie-Julie ! De là nous marchons au palais, où, si vous nous secondez, le roi et les grands du royaume se déclarent pour nous, me proclament régente ; et dès demain c’est moi, ou plutôt c’est vous et Koller qui dicterez des lois au Danemarck. Voilà mon plan, mes desseins ; vous les connaissez ; voulez-vous les partager ?

RANTZAU, froidement.

Non, madame ; je veux même les ignorer entièrement, et je jure ici à votre majesté que, quoi qu’il arrive, les projets qu’elle vient de me confier mourront avec moi.

LA REINE.

Vous me refusez, vous, qui en secret aviez toujours pris ma défense, vous en qui j’espérais !…

RANTZAU.

Pour conspirer !… Votre majesté avait grand tort.

LA REINE.

Et pour quelles raisons ?

RANTZAU, cherchant ses mots.

Tenez… à vous parler franchement.

LA REINE.

Vous allez me tromper.

RANTZAU, froidement.

Moi ! dans quel but ? depuis long-temps je suis revenu des conspirations, et voici pourquoi. J’ai remarqué que ceux qui s’y exposaient le plus étaient très rarement ceux qui en profitaient ; ils travaillaient presque toujours pour d'autres qui venaient après eux récolter sans danger ce qu’ils avaient semé avec tant de périls. Une telle chance est bonne à courir pour des jeunes gens, des fous, des ambitieux qui ne raisonnent pas. Mais moi, je raisonne ; j’ai soixante ans, j'ai quelque pouvoir, quelque richesse… et j'irais compromettre tout cela, risquer ma position, mon crédit !… Pourquoi, je vous le demande ?

LA REINE.

Pour arriver au premier rang ; pourvoir à vos pieds un collègue, un rival, qui lui-même cherche à vous renverser. Oui… je sais, à n’en pouvoir douter, que Struensée et ses amis veulent vous écarter du ministère.

RANTZAU.

C’est ce que tout le monde dit, et je ne puis le croire. Struensée est mon protégé, ma créature, c’est par moi qu’il est arrivé aux affaires (Souriant.) Il l’a quelquefois oublié, j’en conviens ; mais dans sa position il est si difficile d’avoir de la mémoire !… À cela près, il faut le reconnaître, c’est un homme de talent, un homme supérieur, qui a pour le bonheur et la prospérité du royaume des vues dont on ne peut méconnaître la haute portée ; c’est un homme enfin avec qui l’on peut s’honorer de partager le pouvoir. Mais un Koller, un soldat inconnu, dont l’épée sédentaire n’est jamais sortie du fourreau ; un agent d’intrigues qui a vendu tous ceux qui l’ont acheté.

LA REINE.

Vous en voulez à Koller !

RANTZAU.

Moi !… je n’en veux à personne… mais je me dis souvent : Qu’un homme de cour, qu’un diplomate soit fin, adroit et même quelque chose de plus… c’est son état ; mais qu’un militaire, qui, par le sien même, doit professer la loyauté et la franchise, troque son épée contre un poignard !… Un militaire qui trahit, un traître en uniforme… c’est la pire espèce de toutes ! et dès aujourd’hui, peut-être, vous même vous repentirez de vous être fiée à lui.

LA REINE.

Qu’importent les moyens, si l’on arrive au but ?

RANTZAU.

Mais vous n’y arriverez pas ! On ne verra là-dedans que les projets d’une vengeance ou d’une ambition particulière. Et qu’importe à