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reine.) Je venais donc supplier votre majesté de vouloir bien solliciter pour moi une lieutenance, n’importe dans quelle arme, dans quel régiment. Je jure que la personne à qui je devrai une pareille faveur n’aura jamais à s’en repentir, et que les jours qui me restent lui seront dévoués.

LA REINE, vivement.

Dites-vous vrai ?… Ah ! s’il ne tenait qu’à moi, dès aujourd’hui, avant ce soir, vous seriez nommé ; mais j’ai en ce moment peu de crédit ; je suis aussi dans la disgrâce.

ÉRIC.

Ô ciel ! est-il possible !… alors je n’ai plus qu’à mourir.

RANTZAU, passant près de lui[1].

Ce serait grand dommage, sur-tout pour vos amis ; et comme d’aujourd’hui je suis de ce nombre.

ÉRIC.

Qu’entends-je ?

RANTZAU.

J’essaierai, à ce titre, d’obtenir de mon sévère collègue.

ÉRIC, avec transport.

Ah ! monseigneur, je vous devrai plus que la vie ! (Avec joie.) Je pourrai donc me servir de mon épée… comme un gentilhomme !… Je ne serai plus le fils d’un marchand ; et si l’on m’insulte j’aurai le droit de me faire tuer.

RANTZAU, avec reproche.

Jeune homme !

ÉRIC, vivement.

Ou plutôt c’est à vous que je dois compte de mon sang, c’est à vous d’en disposer ; et tant qu’il en restera une goutte dans mes veines, vous pouvez la réclamer ; je ne suis pas un ingrat.

RANTZAU.

Je vous crois, mon jeune ami… je vous crois. (Lui montrant la table à droite) Écrivez votre demande ; je la ferai approuver tout-à-l’heure par Falkenskield, que je trouverai au conseil. (À la reine, pendant qu’Éric s’est mis à la table.) Voilà un cœur chaud et généreux, une tête capable de tout !

LA REINE.

Vous croyez donc à celui-là ?

RANTZAU.

Je crois à tout le monde… jusqu’à vingt ans. Passé cet âge-là, c’est différent.

LA REINE.

Et pourquoi ?

RANTZAU.

Parce qu’alors ce sont des hommes !

LA REINE.

Vous pensez donc qu’on peut compter sur lui, et que pour soulever le peuple, par exemple, ce serait l’homme qu'il faudrait ?…

RANTZAU.

Non. il y a dans cette tête-là autre chose que de l’ambition ; et à votre place… mais, après cela, votre majesté fera ce qu’elle voudra. Notez bien que je ne vous conseille pas, que je ne conseille rien.

(Éric a achevé sa pétition et la présente au comte de Rantzau. En ce moment on entend Raton crier en dehors.)

RATON.

C’est inconcevable… c’est inouï !

ÉRIC.

Ciel ! la voix de mon père !…

RANTZAU.

Cela se trouve à merveille.

ÉRIC.

Non, monseigneur, non, je vous en conjure, qu’il n’en sache rien.

(Pendant ce temps la reine a traversé le théâtre à gauche, et Rantzau lui avance un fauteuil.)


Scène VIII.

RANTZAU ; LA REINE, assise ; RATON, ÉRIC.
RATON, entrant, en colère.

C’est-à-dire que si je n’étais pas dans le palais du roi, et si je ne savais pas le respect qu’on lui doit, ainsi qu’à ses huissiers.

ÉRIC, allant au-devant de lui et lui montrant la reine.

Mon père.

RATON.

Dieu ! la reine !…

LA REINE.

Qu’avez-vous donc, messire Raton Burkenstaff ?

RATON.

Pardon, madame, je suis désolé, confus, car je sais que l’étiquette défend de se mettre en colère dans une résidence royale, et surtout devant votre majesté ; mais, après l’affront que l’on vient de faire dans ma personne à tout le commerce de Copenhague, que je représente.

LA REINE.

Comment cela ?

RATON.

Me faire attendre deux heures un quart dans une antichambre, moi et mes étoffes !… moi, Raton de Burkenstaff, syndic des marchands !… pour m’envoyer dire par un huissier : Revenez un autre jour, mon cher ; la reine ne peut pas voir vos étoffes, elle est indisposée.

RANTZAU.

Est-il possible ?

RATON.

Si c’eut été vrai, rien de mieux, j’aurais crié Vive la reine !… (À demi-voix.) Mais apprenez… et je peux, je crois, m’exprimer sans crainte devant votre majesté ?

LA REINE.

Certainement.

  1. La reine, Rantzau, Éric.