Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/7

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la multitude que vous vous vengiez de la reine Mathilde, votre rivale, et que par suite de cette discussion de famille, M. Koller obtienne une belle place ? qu’est-ce que c’est qu’une intrigue de cour, à laquelle le peuple ne prend point de part ? Il faut, pour qu’un pareil mouvement soit durable, qu’il soit préparé ou fait par lui ; et pour cela il faut que ses intérêts soient en jeu… qu’on le lui persuade du moins ! Alors il se lèvera, alors vous n’aurez qu’à le laisser faire ; il ira plus loin que vous ne voudrez. Mais quand on n’a pas pour soi l’opinion publique, c’est-à-dire la nation… on peut susciter des troubles, des complots, on peut faire des révoltes, mais non pas des révolutions !… c’est ce qui vous arrivera.

LA REINE.

Eh bien ! quand il serait vrai… quand mon triomphe ne devrait durer qu’un jour, je me serai vengée du moins de tous mes ennemis.

RANTZAU, souriant.

En vérité ! Eh bien ! voilà encore qui vous empêchera de réussir. Vous y mettez de la passion, du ressentiment. Quand on conspire, il ne faut pas de haine, cela ôte le sang-froid. Il ne faut détester personne, car l’ennemi de la veille peut être l’ami du lendemain… et puis, si vous daignez en croire les conseils de ma vieille expérience, le grand art est de ne se livrer à personne, de n’avoir que soi pour complice ; et moi qui vous parle, moi qui déteste les conspirations et qui par conséquent ne conspirerai pas… si cela m’arrivait jamais, fut-ce pour vous et en votre faveur… je déclare ici à votre majesté qu’elle-même n’en saurait rien et ne s’en douterait pas.

LA REINE.

Que voulez-vous dire ?

RANTZAU.

Voici du monde !…


Scène VII.

RANTZAU, LA REINE ; ÉRIC, paraissant à la porte du fond et causant avec les huissiers de la chambre.
LA REINE.

Eh ! mais ! c’est le fils de mon marchand de soieries, monsieur Éric Burkenstaff. Approchez… approchez… que me voulez-vous ? parlez sans crainte ! (Bas, à Rantzau.) Il faut bien essayer de se rendre populaire !

ÉRIC.

J’ai accompagné au palais mon père qui apportait des étoiles à la reine Mathilde, ainsi qu’à vous, madame ; et pendant qu’il attend audience… je venais… c’est bien téméraire à moi… solliciter de votre majesté une faveur.

LA REINE.

Et laquelle ?

ÉRIC.

Ah !… je n’ose… c’est si terrible de demander… sur-tout lorsque, ainsi que moi, l’on n’a aucun droit !

RANTZAU.

Voilà le premier solliciteur que j’entende parler ainsi ; et plus je vous regarde, plus il me semble, jeune homme, que nous nous sommes déjà rencontrés.

LA REINE.

Dans les magasins de son père… au Soleil d’Or. Raton Rurkenstaff… le plus riche négociant de Copenhague.

RANTZAU.

Non… ce n’est pas là… mais dans les salons de mon farouche collègue, M. de Falkenskield, ministre de la guerre.

ÉRIC.

Oui, monseigneur… j’ai été pendant deux ans son secrétaire particulier ; mon père l’avait voulu ; mon père, par ambition pour moi, avait obtenu cette place par le crédit de mademoiselle de Falkenskield, qui venait souvent dans nos magasins ; et au lieu de me laisser continuer mon état, qui m’aurait mieux convenu sans doute.

RANTZAU, l’interrompant.

Non pas ! car j’ai plus d’une fois entendu M. de Falkenskield lui-même, qui est difficile et sévère, parler avec éloge de son jeune secrétaire.

ÉRIC, s’inclinant.

Il est bien bon ! (Froidement.) Il y a quinze jours qu’il m’a destitué, qu’il m’a renvoyé de ses bureaux et de son hôtel.

LA REINE.

Et pourquoi donc ?

ÉRIC, froidement.

Je l’ignore. Il était le maître de me congédier, il a usé de son droit, je ne me plains pas. C’est si peu de chose que le fils d’un marchand, qu’on ne lui doit même pas compte des affronts qu’on lui fait. Mais je voudrais seulement.

LA REINE.

Une autre place… on vous la doit.

RANTZAU, souriant.

Certainement ; et puisque le comte a eu la maladresse de se priver de vos services. Nous autres diplomates profitons volontiers des fautes de nos collègues, et je vous offre chez moi ce que vous aviez chez lui.

ÉRIC, vivement.

Ah ! monseigneur, ce serait retrouver cent fois plus que je n’ai perdu ; mais je ne suis pas assez heureux pour pouvoir accepter.

RANTZAU.

Et pourquoi donc ?

ÉRIC.

Pardon, je ne puis le dire… mais je voudrais être officier… je voudrais… et je ne peux m’adresser pour cela à M. de Falkenskield. (À la