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piquillo alliaga.

— Prendre une autre femme ! les rois ont dans certaines occasions des priviléges,

— Ils en ont tous !

— Même les plus saints monarques !

— Témoin le roi Salomon, qui avait, dit-on, sept ou huit cents…

Priviléges ! dit la comtesse en riant ; mais notre roi a des idées plus restreintes et plus modestes, et serait fort embarrassé, je crois, de priviléges aussi étendus. Qu’il voie le père Jérôme, vous ensuite ; et moi, je vous seconderai à mon retour.

— Où allez-vous donc ?

— À Madrid, et peut-être à Pampelune… si mon frère don Juan d’Aguilar va plus mal, car il est tombé subitement malade ; je viens d’en recevoir la nouvelle par sa fille Carmen, ma nièce, une charmante jeune fille, un ange de bonté et de douceur.

En ce moment, on frappa légèrement à la porte principale, dont le duc avait fermé les verrous.

Le duc alla ouvrir. C’était le valet de chambre. Il s’inclina respectueusement devant la comtesse, et dit à voix basse à son maître :

— La personne et la cassette qu’attend Votre Excellence.

Le duc répondit avec embarras :

— C’est bien ! dans un instant.

— Qu’est-ce ? dit Florinde, en voyant le trouble du duc.

— Rien, je vous jure… une affaire particulière, une audience qu’on me demande.

La comtesse, défiante comme toutes les personnes qui sentent qu’on aurait le droit de l’être avec elles, fronça le sourcil et dit gravement :

— Monsieur le duc, il faut avant tout de la franchise. Nous n’avons point de secret pour vous, et si vous en avez pour nous…

— Aucun, je vous l’atteste.

— Quelle est donc cette personne que vous recevez quand votre porte est défendue ? quelle est donc cette mystérieuse cassette ?

— J’aimerais mieux ne pas vous le dire…

— Et si je l’exigeais ?

— Eh bien… dit le duc… c’est une caisse qui m’est apportée…

— Par qui ?

— Par un garçon du senor Cazoleta !

— Le parfumeur ! s’écria la comtesse en riant de nouveau ; puis voyant l’air déconcerté du duc, elle s’arrêta d’elle-même, et ajouta : C’est bien, c’est bien, je me retire… ce sont des mystères que je respecte. Adieu, duc, je vous laisse ; bientôt je serai de retour.

Et elle disparut par la porte secrète pendant que le valet de chambre faisait entrer par la porte principale Piquillo Alliaga, portant une cassette sous le bras.

Le valet de chambre se retira, et le laissa seul avec le duc. quoi j’ai prié Cazoleta de m’envoyer quelqu’un.


XXII.

la voix du sang.

Quand on voit pour la première fois l’auteur d’un ouvrage que l’on connaît beaucoup, et auquel on s’est grandement intéressé, on ne peut se défendre d’un vif sentiment d’émotion et de curiosité ; à plus forte raison, quand on voit pour la première fois l’auteur de ses jours, quand on se trouve face à face avec celui qu’à tort ou non, on soupçonne d’être son père.

Piquillo fut si troublé qu’un nuage couvrit ses yeux, ses jambes chancelèrent.

— Prenez donc garde, lui dit vivement le duc en s’avançant pour le soutenir.

Piquillo fut sensible à cette première marque d’intérêt.

— Vous allez laisser tomber cette caisse et la briser !

Cette seconde réflexion l’empêcha de s’attendrir, il se contenta de poser la caisse sur le bureau.

— Bien, dit le duc, en se hâtant de l’ouvrir et d’en examiner le contenu avec la plus scrupuleuse attention.

Piquillo profita de ce temps pour examiner son père, et pour prendre connaissance avec sa figure.

Le duc était grand, Piquillo était petit ; le duc avait un air de fatuité grave et noble, Piquillo l’air moins distingué, mais spirituel. Du reste beaucoup de leurs traits étaient les mêmes, et Piquillo trouva la ressemblance frappante.

— La senora Urraca, ma grand’mère, avait raison, se dit-il. C’est lui.

Le duc procédait toujours à l’inventaire de la caisse.

— La crème circassienne pour la peau… bien… L’eau du sérail pour donner aux ongles une teinte rosée… très-bien. La pâte de miel à l’amande de noisette pour les mains… c’est du nouveau… Est-ce de l’invention du senor Cazoleta ?

— Probablement.

— Ah !… voici la fiole !… l’élixir capillaire… j’en avais mis la dernière fois quelques gouttes de trop, la nuance était trop dure et l’ébène trop accusé ; vous me direz au juste la dose… ou plutôt vous serez là… demain… je ferai la mixtion devant vous… voilà pourquoi j’ai prié Cazoleta de m’envoyer quelqu’un.

— Je dois vous dire la vérité, monsieur le duc…

— Je comprends. Le prix est augmenté, c’est trop juste.

— Non, monsieur le duc.

— C’est encore mieux ! Comment va la senora Cazoleta ?

— Votre Excellence est bien bonne.

— Elle n’est pas mal, cette femme-là… très-bien conservée… c’est tout simple, quand on est à la source de l’eau de Jouvence… M’en a-t-elle mis quelques flacons ?… Oui, voilà !…

— J’ai autre chose à vous dire, monsieur le duc, balbutia Piquillo avec émotion.

— Vraiment, mon garçon !… parle.