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piquillo alliaga.

quisiteurs, puis la bannière de saint Dominique ; les condamnés s’avançaient lentement deux par deux.

Piquillo avait beau faire, il ne pouvait s’empêcher de contempler tous les détails de cet horrible cortége. Posé sur un piédestal, juste en face de la porte du palais, lequel était élevé de quelques marches, il voyait tous ces malheureux descendre et défiler devant lui.

Aussi pâle, aussi tremblant qu’eux, il était prêt à se trouver mal. Il lui semblait être en proie à des vertiges, à une hallucination, surtout lorsqu’au milieu de ces visages inconnus, il crut voir des traits de femme ; des traits bien changés sans doute, mais qui lui rappelaient ceux d’une jeune fille qui avait été autrefois sa bienfaitrice et son bon ange !… cette pauvre petite Juanita, que depuis cinq ou six ans il n’avait plus revue !

— Non, disait-il, non, ce n’est pas possible ! un nuage couvre mes yeux, et cette apparition… ce fantôme qui lui ressemble… est un rêve !

Tout à coup il poussa un cri déchirant, qui heureusement ne fut pas entendu au milieu du tintement des cloches, du chant des prêtres et des acclamations de la multitude.

Ce n’était point un rêve, mais une horrible réalité ; car à côté de la jeune fille, il venait de voir la figure autrefois si joyeuse, à présent si pâle et si bouleversée, du pauvre barbier Aben-Abou, dit Gongarello, et si Piquillo avait pu conserver le moindre doute, ce doute eût été dissipé par les cris de la foule, qui les désignait du doigt en criant :

— Les Maures ! les Maures !… ce sont ces deux-là !

Et dans la foule, on vit des femmes, des mères exhausser leurs enfants dans leurs bras en leur disant :

— Tiens ! les vois-tu ?

Tout le cortége défila… s’éloigna peu à peu, se dirigeant vers la chapelle où on allait les renfermer. En un instant la rue se trouva déserte ; la foule fatiguée mais non assouvie, avait suivi la procession pour se rassasier plus longtemps encore du plaisir de voir des malheureux !

Les grilles de fer du palais de l’inquisition venaient de se refermer, Piquillo se trouva seul sur sa borne. Depuis quelques instants il ne voyait, ni n’entendait plus rien. La fureur, l’indignation, l’effroi, s’étaient succédé en lui avec tant de rapidité, que toutes ses facultés étaient anéanties : c’était à devenir fou !

— Non, s’écria-t-il, ce ne sont point des hommes, mais des bêtes fauves, mais des démons ! Sortons de cet enfer !

Et il s’enfuit, courant vers son paradis à lui, vers ses anges, vers les deux jeunes filles, qui, en le voyant, furent effrayées de sa pâleur et du désordre de ses traits.

— Qu’avez-vous donc ? que vous est-il arrivé ?

Piquillo était tombé dans un fauteuil et ne pouvait articuler un mot.

— Parlez, de grâce ! parlez !

Il reprit enfin ses sens, rassembla ses idées et raconta tout ce qu’il venait d’entendre… surtout ce qu’il venait de voir, et le sort qui menaçait le pauvre Gongarello le barbier, et Juanita sa nièce, la première amie de Piquillo.

— Les infâmes ! s’écria Aïxa, brûler de pauvres gens parce qu’ils ont été élevés dans une autre croyance que la leur !

— Que dis-tu ? s’écria Carmen effrayée.

— Rien, dit Aïxa en s’efforçant de sourire, le récit de Piquillo m’avait indignée ! J’en suis encore toute tremblante !

— C’est vrai !… tes mains sont crispées… je peux à peine les ouvrir… l’on dirait d’une attaque de nerfs…

— Non… non, c’est passé… Mais toi, Piquillo, que dis-tu de cela ?

— Moi ! senora, je les sauverai, ou je me ferai mettre avec eux au bûcher !

— C’est absurde ! s’écria Carmen.

— Oui… absurde, répéta froidement Aïxa… mais c’est bien !

Et il y avait quelque chose dans son accent qui disait :

— J’en ferais autant… si je le pouvais !

— Mais comment les sauver ? demanda Piquillo.

— Fernand d’Albayda pourrait seul nous aider. Par malheur, il n’est pas ici, dit Carmen en soupirant.

— D’ailleurs, Fernand lui-même n’y pourrait rien… il n’y a pas en Espagne de pouvoir qui puisse lutter contre celui de l’inquisition.

— Si cependant le roi voulait, dit Carmen, le roi d’Espagne !

— Lequel ?… demanda Aïxa… Philippe ou le duc de Lerma ? Philippe ne le pourrait pas.

— Et le duc de Lerma n’oserait le tenter, dit Piquillo, se rappelant ce qu’il avait entendu dans la foule.

— Oui, continua Aïxa, on prétend qu’il n’est ni méchant ni cruel.

Cette assurance fit plaisir à Piquillo, toujours dans la supposition que le duc pouvait être son grand-père.

— Mais il tient à garder le pouvoir, et il craindrait de le compromettre en se brouillant avec l’inquisition.

— Attendez, dit Carmen, je vais en parler à ma tante, la comtesse d’Altamira ; elle connaît mieux que nous la cour et tout ce qui s’y passe. Elle est bonne et charitable et nous aidera, ne fût-ce que de ses conseils. Attendez-moi, je reviens dans l’instant.

Et elle sortit.

Resté seul avec Aïxa, qui marchait dans la chambre d’un air agité et sans prononcer une parole, Piquillo lui dit :

— Avez-vous quelque espérance en cette démarche ?

— Aucune.

— Ces pauvres gens vont donc périr ?

— Ce ne sera pas du moins sans que j’aie tenté de les sauver ? s’écria Aïxa. Malheur à qui ne vient pas en aide à ses frères !

Et voyant que Piquillo la regardait avec étonnement en répétant ces mots : Ses frères !

— Oui, lui dit-elle à voix basse, ce sont les tiens, je le sais. Le sang maure coule dans tes veines.

— Qui vous l’a dit ?

— Personne. Je le sais depuis longtemps, depuis le jour où pour la première fois nous t’avons vu, au carrefour de la forêt, lorsque tu tombas du ciel ou de ton arbre pour venir à notre secours.

— Et comment alors l’avez-vous deviné ? s’écria Piquillo, dont la surprise redoublait.

— Bien aisément ! répondit Aïxa en riant, à travers