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piquillo alliaga.

les manches de ton pourpoint déchiré il était facile d’apercevoir ces caractères arabes que portent les enfants du peuple dans votre tribu.

— Et jamais vous ne m’en avez parlé.

— À quoi bon ? il vaut mieux, dans ton intérêt, que ce soit un secret pour tout le monde, maintenant plus que jamais. Tu vois, par ce pauvre barbier et par sa nièce, comme on traite les Maures.

— Que ferons-nous donc pour les sauver ?

— Si on le pouvait à prix d’argent… il y aurait quelque espoir… le crois-tu ?

— Impossible… il y aurait trop de monde à gagner, et nous n’avons devant nous que trois jours.

— Écoute, dit Aïxa à voix basse, je puis compter sur toi ?

— À la vie et à la mort !

— Écoute bien ! quand même nous réussirions, ce que je n’ose croire, tu ne diras jamais à personne, pas même à Carmen, pas même à ces pauvres gens, que j’ai été assez heureuse pour contribuer à leur délivrance.

— Piquillo la regarda avec étonnement, mais il répondit : Je le jure !

— Attends-moi donc, dit la jeune fille.

Aïxa se mit à une table, écrivit rapidement une lettre… qu’elle déchira, en écrivit une seconde, qui eut le même sort ; enfin elle en composa une troisième qui ne renfermait que quelques lignes.

Elle la relut, en eut l’air plus satisfaite, la mit sous une enveloppe, la cacheta et écrivit l’adresse tout en parlant à Piquillo et en lui disant :

— Voilà tout ce que je peux faire. C’est à toi maintenant, et je ne saurais t’en indiquer les moyens, c’est à toi de t’arranger pour que ce billet parvienne promptement, et secrètement surtout, à la personne elle-même !

Elle appuya sur ces derniers mots :

— Maintenant, prends cette lettre.

Elle la lui remettait quand on entendit la porte s’ouvrir.

— Cache-la-lui ! dit-elle vivement.

La lettre était déjà serrée dans la poche de Piquillo, lorsque Carmen rentra avec sa tante.

Celle-ci venait leur exprimer tous ses regrets et leur expliqua comment, malgré sa place de dame d’honneur au palais et de gouvernante des enfants d’Espagne, elle était fort mal avec le premier ministre ; comment son crédit se bornait maintenant à faire des vœux pour ses amis ; comment enfin le moment était des plus mal choisis pour solliciter en faveur des Mauresques.

Personne à la cour n’oserait s’y hasarder, attendu que l’on méditait contre eux quelques grands projets ; que la persécution recommençait ; qu’il y avait ordre exprès de baptiser, de gré ou de force, tous ceux qui auraient jusqu’à présent échappé au baptême ou qui tenteraient de s’y soustraire ; et que la sainte inquisition permettait même au besoin de se défaire des relaps ou des hérétiques obstinés.

Après ce long discours, qui développait seulement la volonté bien avérée que la comtesse avait de ne rien faire, Piquillo salua respectueusement les trois dames et sortis.

À peine fut-il rentré à l’hôtel d’Albayda, et seul dans sa chambre, qu’il tira de sa poche le mystérieux papier, et crut s’être trompé en lisant la suscription. Il se frotta les yeux, regarda une seconde fois, et ne put revenir de sa surprise en voyant que la lettre était adressée à Sa Majesté la reine d’Espagne.

Il cherchait vainement à s’expliquer comment Aïxa, jeune orpheline, élevée au fond de la Navarre, qui depuis huit jours seulement était arrivée à Madrid et ne connaissait personne à la cour, comment Aïxa osait et pouvait écrire à la reine !

C’était un événement qui renversait toutes ses conjectures, changeait toutes ses idées, et le faisait entrer dans un ordre de choses où sa raison ne pouvait ni le servir ni le guider.

Cependant, il n’y avait pas d’explication à demander à Aïxa ; il fallait lui obéir et la seconder ; et ce nouveau point était pour Piquillo plus embarrassant encore que le premier, attendu qu’il ne s’agissait plus de comprendre ou de deviner, mais d’agir soi-même et d’exécuter.

Or, comment pénétrer dans le palais ? comment y être admis ? comment parvenir jusqu’à la reine ? toutes choses impossibles pour lui, qui n’avait de connaissance et de parenté à la cour que celle du duc d’Uzède, parenté qu’il n’était plus tenté de réclamer.

Et quand même un bon hasard le jetterait sur le passage de la reine, comment, au milieu de ses courtisans et de ses gardes, oser remettre une lettre à Sa Majesté !

Il eut bien l’idée d’envelopper le billet dans un papier qui aurait la forme d’une pétition, et, dût-il être écrasé sous les pieds des chevaux ou sous les roues du carrosse royal, de la lancer par la portière ; mais d’après les règles de l’étiquette, cette pétition ne serait probablement pas lue d’abord par la reine… Elle ne pouvait pas les lire toutes. Remise par elle à une de ses dames d’honneur, à la camariera mayor, c’est celle-ci qui en prendrait connaissance, et Aïxa lui avait recommandé de remettre cette lettre secrètement et à la reine elle-même.

Piquillo cherchait, ne trouvait rien, et déjà la première journée était écoulée.

L’œil fixé sur la pendule, il voyait les minutes et les heures s’enfuir rapidement, et cette lettre était toujours entre ses mains ; le barbier et sa nièce n’avaient plus que deux jours à vivre.

Dans son désespoir, il sortit, il alla se promener autour de Buen-Retiro, où était alors la cour, revenue depuis quelques jours de Valladolid.

Il espérait que l’aspect des lieux lui inspirerait quelque moyen heureux, quelque idée subite. Il regardait toutes les voitures qui entraient dans les jardins ou qui en sortaient, car il y avait ce jour-là grande réception ; il voyait toutes les fenêtres du palais richement illuminées. Il se disait : La reine est là… et sans penser à ce qu’il faisait, il s’avançait de quelques pas pour franchir la grille dorée qui fermait les jardins.

Plusieurs fois déjà il avait excité l’attention des sentinelles qui veillaient aux portes ; enfin un soldat lui enjoignit de s’éloigner, et comme il résistait, plusieurs le couchèrent en joue de leur arquebuse.