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piquillo alliaga.

— Ah ! se disait Piquillo, s’il ne s’agissait que de passer à travers les arquebusades pour parvenir jusqu’à la reine… je m’élancerais bien pour arriver ou être tué… mais si j’étais tué, qui remettrait cette lettre ?… qui sauverait la pauvre Juanita ?

Et il s’éloigna lentement. La nuit était venue ; il rentrait à son hôtel par la rue d’Atocha, qui était fort sombre, excepté dans un seul endroit, d’où jaillissait une éclatante lumière. Cette vive clarté venait d’une boutique splendidement illuminée, et cette boutique était celle du senor Andrea Cazoleta, parfumeur de la cour.

— Ah ! s’écria Piquillo, je crois que le ciel me vient en aide.

Et il s’élança dans la boutique.

Il trouva le senora Cazilda seule et rêveuse au milieu de ses pommades et de ses eaux de senteur. Elle poussa un cri de joie en apercevant Piquillo. L’ingrat, depuis son retour à Madrid, n’avait pas été la voir. Sans trop se l’expliquer à lui-même, il se rappelait, non le service qu’elle lui avait rendu, mais l’affront et l’humiliation qu’elle lui avait involontairement procurés, et sa vue ne pouvait que lui être pénible.

Dans cette circonstance, c’était tout différent : il s’agissait non de son agrément à lui, mais du salut de ses amis.

— Vous voilà donc ! s’écria-t-elle ; que vous est-il arrivé ? il faut que vous ayez bien mal rempli votre message. Le duc était furieux contre vous, et nous a fait dire qu’il nous retirerait sa pratique si l’on ne vous renvoyait de notre boutique, satisfaction qu’il nous a été facile de lui donner, et nous lui avons déclaré que, dès ce moment, et pour lui complaire, vous ne faisiez plus partie de notre maison.

— Et oui, vraiment, dit Piquillo en soupirant, j’ai été fort mal reçu, car j’allais lui parler en faveur d’une personne pour qui il n’est pas permis de demander grâce, et qui cependant en a grand besoin, pour Gongarello, votre parent.

— Vous savez donc ce qu’il est devenu ?

— Il est depuis cinq ans dans les prisons de l’inquisition.

— J’en étais sûre ! il ne pouvait pas s’empêcher de parler et de raconter des histoires, et nous autres pauvres Mauresques, il faut nous taire ! Je ne dis jamais rien à mes pratiques que le prix des marchandises ; mais lui… quelques plaisanteries qui lui seront échappées dans sa boutique devant un inquisiteur auront suffi pour compromettre sa liberté.

— Et ses jours… et ceux de sa nièce.

— Jésus Maria ! que me dites-vous là !

Piquillo lui raconta alors, à voix basse, le spectacle dont il avait été témoin le matin.

La pauvre Cazilda devint froide comme un marbre, et se mit à trembler de tous ses membres. Elle aimait Gongarello, son cousin, et surtout la petite Juanita, sa cousine ; et puis, ainsi que les Maures, alors sujets de l’Espagne, tous ces actes de persécution contre leurs coreligionnaires la remplissaient de compassion pour les pauvres victimes et de terreur pour elle-même.

— Et dans deux jours ils ne seront plus ! s’écria la pauvre femme en pleurant.

— Peut-être, dit Piquillo, dépend-il de vous de les sauver !

— Comment cela ? parlez ! je ferai tout au monde, pourvu que mon mari n’en sache rien.

— C’est justement ce que j’allais vous recommander.

— Bien ! bien ! dit-elle. Alors, allez m’attendre dans l’arrière-boutique, car le voilà, je crois.

En effet, c’était le senor Cazoleta qui rentrait pour mettre de l’ordre dans ses comptes, et écrire la recette de la journée. Elle avait été bonne ; une fête qui se préparait à la cour lui avait valu de toutes ses pratiques de nombreuses commandes.

Dès que sa femme le vit installé devant ses livres de doit et avoir, elle le laissa gardien du magasin, et ; sous prétexte de ne point le déranger dans ses calculs, elle se réfugia dans l’arrière-boutique, où Piquillo l’attendait.

— Parlez, maintenant… parlez ! s’écria-t-elle.

Et Piquillo, le cœur plein d’espoir, lui dit à voix basse :

— Vous et votre mari, vous êtes parfumeurs de la cour ?

— Certainement.

— Et de la reine ?

— Cela va sans dire. Vous n’avez donc pas vu au-dessus de notre boutique les armes royales ?…

— À merveille ! avez-vous entrée au palais ?

— Tous les matins… quand Sa Majesté me fait appeler, ou quand j’ai quelque chose de nouveau à lui offrir ou à lui proposer.

Piquillo lui sauta au cou et l’embrassa.

— Prenez donc garde ! s’écria Cazilda, mon mari qui est dans la boutique !

— Ne craignez rien, il écrit.

Et il continua à voix basse :

— Pouvez-vous demain vous présenter chez Sa Majesté. avec des gants, des sachets, des parfumeries nouvelles ?

— Oui, sans doute.

— Eh bien ! j’ai là une supplique, une demande en grâce, adressée par ce pauvre Gongarello à la reine…

— En vérité !

— Si cette pétition est lue par Sa Majesté… par elle-même ! je vous réponds que Gongarello est sauvé.

— Vous croyez ? dit Cazilda toute tremblante de joie.

— Mais prenez garde… Il faut que cette pétition soit remise par vous sans qu’on la voie.

— Il y a d’ordinaire une ou deux dames d’honneur dans le cabinet de toilette de la reine… pas toujours, mais souvent.

— C’est là le terrible !

— On pourrait cependant… Attendez… Cette supplique tient-elle beaucoup de place ?

— C’est une lettre ordinaire.

— Je la glisserai dans un sachet parfumé.

— Très-bien !

— Avec les jarretières de la reine… elle seule y touche.

— À merveille ! demain, de bon matin, avant d’aller au palais, passez à l’hôtel d’Albayda, je vous remettrai cette pétition.

Il se leva et traversa la boutique. Le parfumeur, en le voyant, fit la grimace et le salua d’un air de mau-