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piquillo alliaga.

— Ah ! une fleur de grenade !… dit la reine en rougissant ; je ne crois pas qu’en prenant cet emblème, fort innocent, du reste, ils aient pensé aux rois de Grenade, leurs aïeux.

Et, malgré elle, ses yeux se baissèrent sur une turquoise fort simple qu’elle avait fait monter en bague, et qu’elle portait toujours à son doigt ; puis, comme si la vue de cette bague lui eût donné un nouveau courage, elle reprit avec fermeté :

— Il paraît, du reste, monsieur le duc, que ma protection est loin de leur porter bonheur, et qu’il suffit que la reine d’Espagne s’intéresse à eux pour qu’on les proscrive !

— Comment… que veut dire Votre Majesté ?

— Que, depuis longtemps, dans l’ombre et le silence, on médite un édit qui serait la ruine de l’Espagne et la honte de notre règne… ou plutôt du vôtre… mais écoutez bien ce que je vais vous dire, monsieur le duc : les Maures resteront en Espagne, et vous ne les en chasserez point tant que je vivrai !

Le duc, hors de lui, voulut en vain cacher son trouble.

— Après cela, le mot que je viens de dire est bien hardi… je le sais !… et pourrait peut-être, continua-t-elle avec un sourire ironique, abréger mes jours.

— Ô ciel ! s’écria le ministre en pâlissant, Votre Majesté pourrait me croire capable d’une telle pensée, d’un tel crime !

— Non… non, ce n’est point un crime que cela s’appelle, mais un coup d’État.

Le duc de Lerma, quoi qu’on ait pu dire depuis, était, par ses mœurs et par son caractère, fort loin d’une pareille combinaison politique.

Aussi, la reine le regardant d’un air plus doux, lui dit :

— Je ne vous soupçonne pas, vous, monsieur, mais vous avez des amis qui sont si bien avec le ciel, que tout leur est permis sur terre ; n’importe !… je ne les crains point. Je vous autorise à dire à l’inquisition et à ses ministres ce que je viens de vous apprendre.

— Mais que Votre Majesté daigne réfléchir… et elle comprendra comme moi…

— Que cela les gênera un peu et les forcera d’attendre ! Il n’y a pas de mal.

— Madame, daignez m’écouter pour vous, pour vous-même…

— Pour moi ! s’écria la courageuse reine, ne craignez-vous pas déjà, comme je vous le disais, le fer, le poison ou la flamme des bûchers ?… Est-ce pour cela qu’on les rallume ? Et l’auto-da-fé de mardi prochain n’est-il qu’un prélude ? On s’est abusé. Je déclare, monsieur le duc, je déclare, moi, la reine, qu’il n’aura pas lieu !

— Ce n’est pas possible ! il a été solennellement annoncé et promis… le peuple murmurerait.

— C’est au grand inquisiteur Sandoval y Royas, votre frère, à lui faire entendre raison. Celui qui sait soulever la multitude doit connaître les moyens de l’apaiser.

La cour de Rome n’est pas si avare de jubilés et d’indulgences, qu’on n’en puisse distribuer de manière à contenter tout le monde !

Du reste, monsieur le duc, c’est pour cela que j’ai désiré vous parler. Vous n’avez pas oublié le commencement de notre conversation.

— Je jure à Votre Majesté que si cela ne dépendait que de moi…

— Quoi ! le pouvoir que vous donne le roi est insuffisant ! Ministre tout-puissant, vous vous laissez mener et gouverner aussi ! Vous faites le roi… jusque-là !… Ah ! c’est trop fort !

Il y avait dans la voix de Marguerite un accent d’ironie et de mépris dont le duc fut accablé, et toutes ses craintes le reprirent quand la reine ajouta :

— Si vous n’osez braver votre frère Sandoval, et faire droit aux prières de votre reine, il faudra bien alors qu’elle se charge d’exécuter elle-même ce qu’elle aura ordonné.

Dès ce soir je serai réconciliée avec Philippe ; dès demain je lui demande votre renvoi, et quant au grand inquisiteur Sandoval, votre frère, nous verrons plus tard !

La reine s’exprimait d’une voix si décidée et si ferme ; sa menace était si facile à réaliser, que tout autre à sa place n’eût pas parlé, mais à l’instant même eût agi.

Le ministre, peu habitué à rencontrer des volontés, redoutait ceux qui osaient en avoir. Accoutumé à voguer, sans danger en pleine mer, un écueil, aperçu même de loin, suffisait pour l’effrayer. Il craignait de s’y heurter et d’y briser le vaisseau de sa fortune.

Le ministre eut peur, s’inclina, promit de donner à la reine toute satisfaction, et celle-ci, à cette condition, promit désormais de ne plus se mêler des affaires d’État.

À cette parole, le duc de Lerma protesta de son dévouement, suppliant Sa Majesté de le mettre à l’épreuve.

— Soit, dit Marguerite en souriant, pour vous, monsieur le duc, et non pour moi, car je ne doute pas de votre sincérité. Et pour vous donner l’occasion que vous paraissez désirer de m’être agréable, je vous demanderai, puisque décidément l’auto-da-fé n’a plus lieu, de faire remettre à l’instant même en liberté un pauvre homme, un Maure nommé Gongarello, qui, je crois, est barbier de sa profession, et sa nièce Juanita, une jeune fille que l’on destinait au bûcher, et qui maintenant ne peuvent plus vous servir à rien !

— J’avoue, dit le ministre, que j’ignorais complètement ces détails.

— C’est un tort ! vous qui dirigez tout, vous devriez savoir. Moi qui ne me mêle de rien… je sais bien ! jugez si je m’en mêlais ! Je vous apprendrai donc que ce pauvre diable et sa nièce ont été baptisés. Ainsi ils sont à l’abri de vos nouvelles ordonnances.

Le seul crime du barbier, c’est d’avoir parlé un peu haut, de s’être permis quelques plaisanteries sur votre frère Sandoval, sur vous peut-être… je vous dis cela parce que je vous sais généreux, et que maintenant, monsieur le duc, vous voilà engagé d’honneur à le protéger.

— Votre Majesté a raison ! ses ordres seront dès aujourd’hui exécutés. Mais cet homme ne peut cependant, sans braver l’inquisition revenir ouvertement et aux yeux de tous à Madrid, dans sa boutique !

— C’est juste ! il faudra qu’il s’établisse à quelques lieues de Madrid.