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piquillo alliaga.

— Et quant à sa nièce…

— Une jeune fille ! que l’on dit charmante ; ne vous en inquiétez pas, monsieur le duc, je me chargerai de la placer.

Le duc prit congé de la reine, et courut encore tout effrayé chez son frère Sandoval.

Celui-ci voulait soutenir la lutte ; il ne craignait rien ; le ministre craignait tout. Le grand inquisiteur, qui, ainsi que nous l’avons dit, était le plus entêté des sots, ne voulait rien céder de ses droits et prérogatives.

Mais un de leurs affiliés, grand seigneur, car l’inquisiteur avait des affiliés partout, le comte de Lémos, beau-frère du duc, vint leur apprendre en grand secret que, la veille et l’avant-veille, le père Jérôme, de la Société de Jésus, avait causé pendant une heure et plus avec Sa Majesté.

Le duc trembla : l’inquisiteur pâlit.

La reine, prête à exécuter ses menaces, aurait-elle préparé un traité d’alliance avec leurs ennemis ?

Si le père Jérôme, le Florentin, prédicateur renommé, venait à renverser fray Gaspard de Cordova, confesseur de Sa Majesté, homme nul et qui ne pouvait se défendre, c’en était fait de l’influence du duc et même de celle de Sandoval.

La Société de Jésus, protégée par la reine, et une fois maîtresse du roi et de sa conscience, ne lâcherait point sa proie ! Les suites d’une pareille révolution devenaient incalculables pour l’Espagne, et surtout pour l’ordre de Saint-Dominique !

À l’instant même, le fier inquisiteur sentit se fondre son opiniâtreté ordinaire. Elle devint souple, malléable et flexible ; Sandoval comprit sur-le-champ toute la justesse des raisonnements et la haute politique du duc de Lerma.

Le résultat de cette conférence fut, qu’on ne se brouillerait point avec la reine ; qu’on lui tiendrait parole cette fois, sans que cela tirât à conséquence, quitte, en attendant mieux, à redoubler, en secret, de persécutions contre les Maures.

L’auto-da-fé, retardé d’abord à cause du jubilé que venait de proclamer le pape, fut ajourné indéfiniment, et d’autres affaires plus importantes le firent, plus tard, tout à fait oublier.


XXV.

scènes d’intérieur.

Le soir même de ce jour mémorable, Piquillo était à l’hôtel d’Albayda, dans le cabinet de don Fernand, assis près d’une large cheminée et plongé dans ses réflexions, quand l’intendant de la maison vint lui dire mystérieusement qu’une dame demandait à lui parler.

Quoique occupant l’hôtel et la place d’un grand seigneur, Piquillo n’en était pas plus fier. Il fit entrer sans faire attendre… et la senora Cazilda, la parfumeuse, les yeux rayonnants de joie, s’avança sur la pointe du pied, lui disant à demi-voix :

— Pouvez-vous les recevoir ? ils sont en bas… dans la rue.

— Mais qui donc ? s’écria Piquillo.

— Qui donc ?

— Là, sous votre fenêtre !

— Nos amis… ceux qui vous doivent tout ! Gongarello et sa nièce !

Piquillo poussa un cri et resta immobile de surprise : puis, revenant à lui.

— Qu’ils viennent !… qu’ils viennent !

La Cazilda ouvrit la fenêtre, fit, dans la rue, un signe de la main, sortit en courant, et quelques minutes après, elle rentra avec le barbier et sa nièce.

Gongarello et Juanita étaient aux pieds de Piquillo, qui s’efforçait en vain de les relever, et qui ne pouvait se rassasier du plaisir de les voir et de les embrasser.

— Notre sauveur ! toujours notre sauveur ! s’écria Juanita.

— C’est magique ! c’est incompréhensible ! répétait le barbier, surtout cette pétition que, sans le savoir, je me trouve avoir écrite…

— Silence ! dit Piquillo.

— Et remise à ce jeune homme… sans l’avoir vu… Voilà qui est étonnant, voilà une histoire comme je n’en ai jamais vu ni raconté !…

— Et vous ne la conterez pas ! et vous n’en direz jamais rien à personne ! s’écria Piquillo, à moins que vous ne préfériez rentrer dans les prisons de l’inquisition.

— Je suis muet, muet, dit le barbier, je ne parlerai plus que par gestes !

— Et vous aussi, Cazilda, le plus grand secret sur cette aventure !

— Ne craignez rien.

— Pour les vôtres et pour vous-même… pas un mot sur cette pétition.

— Ah ! je l’ai bien vu ! car ce matin, lorsque la reine était à sa toilette, j’ai saisi un instant où la comtesse d’Altamira et une autre dame étaient au fond de l’appartement ; j’ai placé respectueusement, et sans dire un mot, des gants et de nouveaux éventails devant Sa Majesté, et je tremblais tellement en lui présentant ses jarretières renfermées dans un sachet parfumé, qu’elle a sur-le-champ entr’ouvert ce sachet et a vu la pétition…

— Que j’avais écrite, dit Gongarello.

— J’ai fait un geste de prière en joignant les mains, continua Cazilda, rien de plus ! La reine a refermé vivement le sachet, et m’a fait des yeux un geste si rapide et si expressif que j’ai deviné tout de suite, sans rien comprendre cependant, qu’il fallait se taire ou que quelque grand danger me menaçait. Aussi, sans en rien dire à mon mari, toute cette journée je tremblais chez moi toute seule, lorsqu’à la nuit tombante… j’ai vu arriver…

— Moi… moi ! dit le barbier ravi ; moi et ma nièce, qui nous croyions pour jamais rayés du nombre des vivants, et nous avions, ma foi, déjà commencé, parce que cinq ans dans les prisons de l’inquisition, c’est un à-compte. Oui, mes amis, s’écria-t-il, c’est une horreur ! c’est un enfer !… c’est un séjour…

Cazilda et sa nièce firent un geste d’épouvante, et le barbier, qui déjà s’oubliait, reprit, en regardant avec effroi autour de lui et à voix haute :

— C’est un séjour… fort agréable… pour un ca-