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piquillo alliaga.

chot ! il n’y en a pas certainement de mieux disposés !

Puis il reprit à demi-voix : Vous préserve le ciel d’y entrer ! Quant à moi, m’en voilà dehors. Il est vrai qu’on m’exile de Madrid. On m’envoie à cinq lieues d’ici, à une jolie ville, à Alcala d’Hénarès… Je trouverai toujours à exercer mon rasoir ; il y a des barbes partout.

Et à propos de cela, notre ami et notre bienfaiteur, dit-il en regardant Piquillo… moi, qui, il y a quelques années, n’aurais pu faire la vôtre, même pour prouver ma reconnaissance, il semble qu’à présent je pourrais m’acquitter, car vous êtes devenu un homme. Vous voilà bien changé, mon garçon, de figure, s’entend.

— Oui, dit Juanita, car le cœur est toujours resté le même.

— Et votre nièce, la gentille Juanita, me paraît bien plus gentille encore.

— Non, monsieur, rien ne mûrit à l’ombre, dit tristement le barbier. Mais, bast ! tout s’efface, tout s’oublie, reprit-il gaiement, et dans quelque temps, quand elle viendra me voir à Hénarès, je retrouverai ses joues fraîches et rebondies et ses belles couleurs d’autrefois.

— Comment ! dit Piquillo étonné, vous ne l’emmenez pas avec vous ?

— Est-ce que c’est possible… est-ce que vous ne savez pas…

— Eh ! non vraiment, je ne sais rien.

— J’ai cru que c’était encore à vous que nous devions ce bonheur-là !

— Et lequel ?

— Juanita a une place au palais.

— Ce n’est pas possible !

— C’est certain… femme de service auprès de la reine.

Piquillo poussa un cri de surprise.

— Oui, mon noble seigneur, la reine le veut. Dès demain ma nièce entre en fonctions, et quand on a une nièce placée au palais et près de la reine, on se moque des méchants et des envieux, on ne craint plus rien !… Et mais, qu’avez-vous donc, notre bienfaiteur ? dit-il à Piquillo, vous voilà immobile et silencieux.

— Et vous, cousin, vous parlez trop, dit Cazilda, et sous ce rapport-là, il est très-utile que vous quittiez Madrid au plus tôt.

— Oui… oui, continua Piquillo, tout cela ne vient pas de moi, mais d’un ange que j’ai promis de ne pas nommer… et que malheureusement vous ne connaîtrez pas, dit-il en souriant et en regardant le barbier ; je suis discret, mais si un jour cela m’est permis, je vous apprendrai qui vous devez remercier.

— Et en attendant, nous prierons pour cette personne-là, dit Juanita, quelle qu’elle soit.

— Oui… oui, reprit le barbier les larmes aux yeux… nous prierons pour elle ; mais, c’est égal, j’aimerais mieux la connaître.

— À quoi bon, mon oncle ? on ne connaît pas le bon Dieu, et on le prie tout de même.

Le lendemain Piquillo était chez Aïxa, que par bonheur il trouva seule, Carmen était dans le cabinet de sa tante à écrire des lettres sous sa dictée. Il lui rendit compte de tout ce qui était arrivé, du succès de sa lettre, de la liberté de Gongarello et de la place obtenue par Juanita.

Aïxa leva les yeux avec reconnaissance, et s’écria :

— Que Dieu protége la reine ! que la reine soit heureuse !

Piquillo n’osait l’interroger, ni sur ces événements, qui à chaque instant redoublaient sa surprise, ni sur la part qu’il avait prise lui-même à ces mystérieuses aventures ; il se hasarda seulement à lui dire d’une voix timide :

— Vous connaissez Sa Majesté ?

— Non, Piquillo.

— Vous l’avez vue quelquefois ?

— Jamais, répondit Aïxa.

— Mais du moins, dit le jeune homme, qui sentait redoubler sa curiosité, pour que vous ayez autant de crédit, et que la reine vous aime à ce point-là, il faut, senora, que Sa Majesté vous ait vue quelquefois.

— Jamais ! répéta Aïxa, je n’ai pas été à la cour et ne pourrais y paraître, car je ne suis pas une grande dame, Piquillo, je ne suis qu’une pauvre fille.

Piquillo tressaillit de joie.

Aïxa lui tendit la main ; avec un accent enchanteur, elle s’écria :

— Si je ne vous dis pas quel est mon sort, à vous, mon ami le plus fidèle et le plus dévoué, c’est que ce secret n’est pas le mien, qu’il ne m’appartient pas… S’il ne devait compromettre que moi, vous le sauriez déjà.

— Je ne veux rien, dit Piquillo au comble du bonheur, rien que vous servir !

— Je ne vous ai déjà que trop exposé en vous mêlant à une affaire pareille. Grâce au ciel et à la bonté de la reine, la chance a bien tourné, mais il pouvait en être autrement.

Aussi, engagez vos amis à se taire, pour eux d’abord, et pour vous, qui risquez autant qu’eux si l’on venait à savoir qui vous êtes.

On prétend, continua-t-elle en baissant la voix, que les persécutions recommencent contre les Maures ; persécutions d’autant plus rigoureuses et terribles, qu’elles sont secrètes, qu’on ne les avoue pas, que les victimes n’ont pas même l’avantage de souffrir au grand jour, et de réclamer pitié pour elles, et justice contre leurs bourreaux !

— Quel est le but de ces nouvelles cruautés ?

— De convertir les Maures à la foi catholique, et pour cela tous les moyens sont bons ! on emprisonne et on torture ceux qui ne peuvent pas prouver qu’ils ont été baptisés.

— Quelle horreur !

— Et vous, Piquillo… dit Aïxa après un instant d’hésitation et de crainte, avez-vous reçu le baptême ?

— Non pas que je sache !…

— Le recevriez-vous ?

— Si mon cœur et ma raison me le conseillaient, peut-être ; si on voulait m’y contraindre…… jamais !

— C’est bien !

— Plutôt braver alors les bourreaux et le bûcher ! je vous le jure !

Aïxa le regarda d’un œil où brillait le courage, et lui serra la main en répétant :

— C’est bien !