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piquillo alliaga.

ne venaient comme jeter un défi à leurs vainqueurs, qui n’ont pu les surpasser, ni même les imiter. Ils avaient, entre autres, établi un système d’irrigation admirable, dont j’emprunterai la description à un voyageur moderne[1].

« Les eaux du Turia, qui se jettent dans la mer un peu au-dessous de Valence, ont été soutenues par une digue à deux lieues environ de son embouchure, et sept coupures principales, dont trois sur une rive et quatre sur l’autre, vont distribuer dans la plaine ces eaux qui s’étendent en éventail et fertilisent toute la Huerta, contenue et comme embrassée entre leurs deux branches intérieures. Sur chacune de ces sept artères principales, le même système est répété en petit, et une multitude innombrable de veines secondaires viennent prendre l’eau et la porter au plus humble carré de terre caché au centre de la plaine.

« Ce système, dont l’idée est fort simple, offrait néanmoins, dans l’exécution, une complication dont les difficultés n’ont pu être résolues que par la prévoyance la plus ingénieuse.

« Une de ces difficultés se trouvait dans la nécessité d’observer partout une telle graduation de niveau, que tous les terrains, sans exception, pussent jouir à leur tour des bienfaits de l’irrigation. Or, la plaine, bien qu’assez égale, ne présentait pas cependant ce nivellement parfait et géométrique ; on y a suppléé par de petits canaux et des ponts aqueducs.

« En se promenant dans la plaine, on voit à chaque instant de petits canaux qui passent sur les grands, et je ne sais combien d’aqueducs en miniature, construits les uns sur les autres, pour porter à quelques perches de terre un volume d’eau trois fois gros comme la cuisse. Ailleurs, vous voyez, au milieu d’un terrain tout plat, le chemin s’élever tout à coup de quatre pieds, et vous obliger de suspendre, pendant douze pas, le trot de votre cheval : c’est un aqueduc souterrain qui passe par là. Tout ce travail est peu apparent ; la plupart du temps, il se cache sous terre, mais il est plein de sagesse et de prévoyance.

« Une autre difficulté, c’était de répartir les eaux équitablement, afin que chacun pût en jouir à son tour : car, pour faire monter les eaux d’une acequia (c’est le nom des canaux), il faut presque mettre les autres à sec.

« Après le travail de l’ingénieur, venait donc le travail de l’administrateur et du légiste.

« Ce travail a également été fait par les Arabes, et subsiste encore aujourd’hui tel qu’ils l’ont laissé.

« À chacune des sept branches mères correspond un jour de la semaine ; ce jour-là, elle emprunte l’eau de ses voisines pour élever les siennes au niveau voulu ; le tout, bien entendu, à charge de revanche ; ce jour-là, tous les petits filets qui s’alimentent des eaux de la grosse artère sont également ouverts ; mais comme leur nombre est immense, et qu’en venant la sucer tous à la fois, les eaux ne pourraient se maintenir à la hauteur nécessaire, chacun d’eux a son heure dans la journée, comme la branche mère a son jour dans la semaine.

« Voilà près de huit siècles que ces détails minutieux sont fixés, que chaque filet d’eau a son heure et sa minute assignées. Quand cette heure arrive, un des colons intéressés défait en trois coups de pioche la digue de gazon qui ferme sa rigole, l’eau monte, et à mesure qu’elle vient à passer devant chaque pièce de terre, chaque colon, qui l’attend la pioche à la main, lui donne accès chez lui par le même procédé ; alors la terre est submergée et couverte de plusieurs pouces d’eau pendant un temps déterminé.

« Le lendemain, les choses se passent de la même manière dans une autre partie de la Huerta, et au bout de la semaine, toute la campagne a été imprégnée à son tour de ces eaux fécondantes. »

Si de pareils travaux excitent de nos jours l’admiration du voyageur, jugez ce qu’ils durent produire sur Piquillo, qui descendit cette riche plaine en marchant de prodige en prodige. Cette nature riante et animée avait banni ses idées sombres.

Le soleil, qui s’était levé radieux, commençait à devenir brûlant ; l’air du matin et une marche de quelques heures avaient excité l’appétit du jeune voyageur, il aperçut devant lui, avec un certain plaisir, une hôtellerie propre et élégante, chose des plus rares en Espagne, nouveau miracle réservé au pays où tout, excitait sa surprise.

L’hôte et les servantes avaient un air de bonne humeur, signe de contentement et de prospérité. Une énorme marmite bouillonnait devant une large cheminée, tandis que plusieurs broches de différentes dimensions, et placées en amphithéâtre, offraient aux ardeurs d’un brasier étincelant, une moitié de mouton, une demi-douzaine de belles poulardes et une vingtaine de perdreaux qui, par un mouvement de rotation lent et régulier, se coloraient successivement d’une teinte dorée et appétissante.

Des voyageurs de bonne mine, des commerçants, des ouvriers étaient assis à différentes tables, non pas selon leur appétit, mais selon leur rang et selon leur bourse.

Lorsque Piquillo parut dans l’hôtel du Faisan-d’Or, un homme habillé de noir et qui avait l’air d’un alguazil, tournait le des à la porte, et achevait de régler son compte avec l’hôte.

Il jeta généreusement une poignée de maravédis pour les garçons et les servantes de l’hôtellerie, et sortit presque au moment où Piquillo entrait.

Celui-ci eut à peine le temps de l’entrevoir, et sentit à sa vue comme un mouvement de crainte, comme un frisson involontaire dont il ne pouvait se rendre compte. Il lui semblait qu’il venait de passer à côté d’un ennemi ; il crut avoir reconnu dans la taille, dans les manières, dans les traits de ce voyageur, quelque chose de son ancien maître, le damné capitaine Juan-Baptista Balseiro.

  1. Il m’a semblé que, dans un moment où la chambre des députés et la France entière s’occupaient enfin de lois et de travaux sur les irrigations, premières sources de la richesse agricole, il serait peut-être intéressant de mettre sous les yeux de nos lecteurs un système inventé, il y a huit cents ans, par les Maures de Valence. Cette description est prise dans l’excellent Voyage en Espagne de M. Guéroult, un de nos littérateurs les plus distingués, et fils de notre ancien et bien-aimé professeur de rhétorique. au lycée Napoléon. Je suis heureux de reconnaître ici tout ce que je dois au fils et au père.