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piquillo alliaga.

Mais comment supposer que le capitaine fût devenu alguazil et qu’il eût passé dans les rangs de ses ennemis naturels ? ce n’était pas probable, et notre jeune voyageur s’était trompé sans doute. En tout cas, l’inconnu, quel qu’il fût, n’avait pu reconnaître Piquillo, dont la taille et les traits étaient bien autrement changés depuis sept années.

Tourmenté cependant par cette idée, il interrogea l’hôte du Faisan-d’Or, le seigneur Manuelo, persuadé qu’un hôtelier devait tout connaître. Celui-ci lui répondit que c’était la première et probablement la dernière fois qu’il voyait ce voyageur ; que, d’après ce qu’il lui avait entendu dire à lui-même, il était alguazil, et se rendait, par ordre supérieur et pour affaires de sa profession, à Valence, où il devait s’embarquer.

Piquillo respira, tout en regrettant néanmoins que, dans un pays comme le royaume de Valence, il y eût des alguazils. La vue de celui-là lui avait gâté le paysage !

Peu à peu cependant la gaieté revint à Piquillo ; quant à l’appétit, il ne l’avait pas quitté, et il se disposa à faire honneur à la volaille que son hôte venait de placer devant lui et qui répandait au loin un fumet exquis.

Il commença d’abord par déboucher une bouteille de petit vin blanc de Benicarlo, et il venait d’en boire un verre au souvenir de ses amis, quand, de la fenêtre près de laquelle il était placé et qui, vu la chaleur, était restée ouverte, il vit arriver, pâle, exténuée et se trainant à peine, toute une famille de pauvres gens.

La mère portait un enfant dans ses bras ; deux autres la suivaient en tenant son jupon, dont les lambeaux couraient risque de rester dans leurs mains ; le fils soutenait ses deux sœurs, et le père, dont les traits présentaient les traces de la souffrance et de la maladie, s’appuyait sur l’épaule d’un garçon de quinze à seize ans qui le regardait les yeux pleins de larmes.

Ils étaient tous debout devant les fenêtres de l’hôtellerie, ne se plaignant pas, ne demandant rien, mais regardant ! regardant, eux qui avaient faim, des gens qui mangeaient !

Piquillo allait porter à sa bouche une aile de cette volaille si tendre et cuite si à point. Il vit les yeux de la pauvre mère attachés sur les siens. Le morceau lui tomba des mains. Soudain, et comme par un effet magique, il crut se voir… il se vit quelques années auparavant souffrant et maladif, assis sur le pavé dans les rues de Pampelune, et dévorant avidement des côtes de melon jetées au coin d’une borne.

L’apparition qu’il venait d’avoir rendait encore plus vif et plus présent à sa mémoire ce premier souvenir de son enfance.

Senor Manuelo, s’écria-t-il à l’hôtelier du Faisan-d’Or, n’y a-t-il pas, dans cette large marmite qui bout devant votre feu, de quoi faire une soupe copieuse et une bonne olla-podrida pour cette brave famille qui ne demande rien, mais qui acceptera bien, je l’espère, dit-il en se penchant vers la fenêtre, le repas que leur offre un ami ?

La mère lui jeta un regard de reconnaissance et fit un pas vers lui ; le père, qui était le plus près de la fenêtre, restait immobile et hésitait encore.

Piquillo devina ce qui se passait dans son cœur.

C’était un malheureux qui, à coup sûr, ne l’était pas depuis longtemps, et chez qui la souffrance n’avait pas encore éteint la fierté.

Il avança par la fenêtre sa main, qu’il lui tendit, et il ajouta :

— Vous pouvez accepter ce que vous offre un ami qui naguère était comme vous… et qui n’en rougit pas.

À ces mots, prononcés noblement et sans affectation, tous ceux qui étaient dans la salle levèrent les yeux sur Piquillo. Il y eut un murmure d’approbation. Le pauvre homme pressa contre son cœur la main qu’on lui tendait, et le seigneur Manuelo s’empressa de servir sur l’herbe et en dehors de l’hôtellerie le dîner de la famille, pour qui ce secours venait bien à point : ils tombaient de faiblesse, excepté les petits enfants, qui riaient et battaient des mains à l’aspect de l’immense plat d’olla-podrida qu’on venait de leur apporter.

On y avait joint du pain blanc, du vin et des fruits, et Piquillo, après avoir dîné lui-même, se mit à causer avec le chef de la famille.

Sidi-Zagal était Maure d’origine, et il était venu avec tous les siens s’établir dans la Nouvelle-Castille ; il avait loué auprès de Cuença, dans un assez mauvais terrain, une métairie, que le marquis de Pobar, qui en était propriétaire, lui avait affermée très-cher pour une quinzaine d’années.

Par son industrie, par son travail, par celui de sa femme et de ses enfants, il avait fini par rendre fertile cette terre dont il avait doublé la valeur. Il commençait à prospérer et à recueillir enfin le fruit de ses peines, lorsqu’en vertu des derniers édits, on était venu l’arrêter et le jeter dans les prisons de Cuença, lui et les siens, sous prétexte qu’aucun d’eux n’avait été baptisé, ce qui était vrai.

Mais le pauvre homme, exaspéré par la captivité et par la persécution qu’on lui faisait endurer, avait refusé de recevoir le baptême et de se convertir. On l’avait tenu prisonnier pendant près d’une année, et alors les supplications de sa femme, les pleurs et la misère de ses enfants, avaient fait sur lui ce que n’avaient pu faire la menace et les tourments. Il avait avoué que la foi venait tout à coup de l’éclairer, et avait consenti, pourvu qu’on lui rendit la liberté, à subir, ainsi que toute sa famille, la religion catholique, apostolique et romaine.

L’évêque de Cuença avait fait grand bruit de cette conversion, dont le grand inquisiteur Sandoval l’avait félicité, mais dont l’archevêque de Valence, Ribeira, avait été extrêmement jaloux, car il y avait rivalité entre tous les prélats du royaume : c’était à qui, de gré ou de force, obtiendrait le plus de conversions.

Quoi qu’il en soit, le nouveau chrétien Sidi-Zagal avait été, après un an de prison, renvoyé dans la métairie qu’il tenait du marquis de Pobar, un des premiers gentilshommes de la chambre du roi.

Mais pendant son année de captivité, les terres étaient restées en friche. Il n’avait pu faire de récolte et par conséquent payer son seigneur et maître, qui, aux termes du bail, pouvait, dans ce cas, rompre avec son fermier et le renvoyer ; ce qu’avait fait le noble gentilhomme, attendu que la terre ayant doublé de valeur par les soins de Sidi-Zagal, il pouvait maintenant