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piquillo alliaga.

La vérité habite rarement les enseignes ; mais cette fois du moins le voyageur n’était pas trompé, car, de la fenêtre ouverte sur laquelle s’appuyait Piquillo, il voyait de tous les côtés s’élever autour de la posada les touffes de fleurs qui embaumaient l’air et réjouissaient la vue.

Il contemplait les campagnes ravissantes qui se déroulaient devant ses yeux, paradis terrestre où il semblait si facile d’être heureux, et pour cela, il ne manquait à ce riche paysage qu’une vue… une seule… et sa bouche murmurait tout bas le nom d’Aïxa.

Absorbé dans ses réflexions, il ne s’apercevait pas que lui-même était l’objet d’une attention toute particulière.

À quelques pas au-dessous de lui, en dehors de la posada, un homme vêtu de noir ne détournait point ses regards de la fenêtre sur laquelle était appuyé Piquillo. Celui-ci à la fin baissa les yeux, et reconnut l’alguazil qu’il avait rencontré l’avant-veille au Faisan-d’Or.

Était-ce ou non le capitaine Juan-Baptista Balseiro ?…

C’est ce dont il voulut s’assurer. Il le regarda à son tour attentivement, et d’un œil si décidé et si ferme que, malgré son aplomb et son audace, l’inconnu parut éprouver quelque embarras.

Piquillo, en le rencontrant quelques jours auparavant, n’avait pu se défendre d’un mouvement de surprise et même de terreur, tant les premières impressions de la jeunesse sont fortes et durables, et Piquillo avait eu autrefois si peur du capitaine, qu’il n’était pas étonnant qu’il lui en restât quelque chose. Mais il avait trop de cœur et trop de raison, pour céder plus longtemps à une crainte absurde dont il rougissait ; ce n’était pas à lui, c’était au capitaine à trembler, et décidé à éclaircir cette affaire, il ferma la fenêtre, descendit l’escalier, sortit de la posada et se dirigea vers l’endroit où il avait laissé le prétendu alguazil.

Il avait disparu : il eut beau regarder, il ne vit personne.

Il pensa que cette seule manifestation avait mis en fuite l’observateur.

Il rentra en riant, se fit servir à déjeuner, et, seul devant une table, dans la basse salle de l’hôtellerie, il achevait son repas, quand une voix claire, nette et stridente, prononça derrière lui ce seul mot :

— Piquillo !

Il se retourna vivement pour voir qui l’appelait.

— C’est bien lui, dit la même voix ; c’est tout ce que je voulais savoir.

Piquillo saisit un couteau qui était sur la table et se leva.

Il aperçut l’homme noir qui venait de franchir la croisée de la salle basse. Il s’enfuyait à travers la campagne, et disparut bientôt derrière un bois d’orangers et de citronniers.

Piquillo eut un instant l’idée de le poursuivre ; mais il ne connaissait pas le pays, et puis ce n’était pas pour le capitaine Juan-Baptista, si toutefois c’était bien lui, qu’il était venu à Valence.

Sa mission n’était pas de le faire arrêter, juger et condamner ; les rapports mêmes qu’il avait eus autrefois avec lui ne pouvaient, s’ils étaient divulgués, que lui faire du tort auprès de sa nouvelle famille, et la recommandation du capitaine n’était pas un bon moyen de se faire accueillir par elle.

Il ne parla donc de cette rencontre, ni au maître de la posada, ni à aucun de ses gens, et continua sa route. Mais sans être faible ni superstitieux, il ne pouvait se dissimuler à lui-même que cette aventure, que la vue de Juan-Baptista, son persécuteur et son mauvais génie, était de fâcheux augure pour l’entreprise qu’il allait tenter, et tout lui disait que ce voyage devait lui porter malheur.

Préoccupé de ces idées, il faisait à peine attention aux sites enchanteurs qui, de tous les côtés, s’offraient à ses regards, et lorsqu’il arriva en vue de la ferme ou plutôt du palais de Delascar d’Albérique, il se frotta les yeux comme un homme qui s’éveille.

Il semblait qu’il n’eût rien vu de la route, et qu’il se trouvât transporté là comme par enchantement.

Enchantement était bien le mot, car cette habitation, dont nous avons fait la description lors du voyage et du séjour de la reine, paraissait à Piquillo, qui n’avait aucune idée de l’architecture mauresque, un édifice magique bâti par les fées. Il arrivait aussi le soir, au soleil couchant, et s’arrêta pour jouir du délicieux spectacle que présentait la vallée.

Il attendit que les ombres eussent couvert les jardins, la ferme et le palais. Il aimait mieux n’entrer qu’à la nuit dans cette riche habitation.

S’il devait en être chassé, personne du moins ne verrait sa honte. Il se glissa donc furtivement et en tremblant le long des murs, et arrivé à la porte principale, il leva d’une main timide un marteau d’airain, qui, retombant avec fracas, le fit tressaillir.


XXVIII.

le toit paternel.

Au bruit que fit le marteau, on entendit les chiens aboyer, on vit briller des lumières, et un jeune homme grand et fort, leste et bien découplé, aux yeux vifs et noirs et au teint basané, parut à la grille et demanda :

— Qui va là ?

— Un étranger.

— Que voulez-vous ?

— Un asile.

La grille s’ouvrit, et le jeune Maure d’une voix douce et franche s’écria :

— Que l’étranger soit le bienvenu ! il est ici chez lui, il est chez Delascar d’Albérique !

— Puis-je lui parler ? dit timidement Piquillo.

— C’est l’heure de la prière. Il est enfermé avec son fils et tous les siens ; mais ce ne sera pas long. Entrez. et asseyez-vous au foyer ; vous voilà de la maison.

— Sans savoir qui je suis ?

— Notre maître vous le demandera demain, quand vous vous en irez.

— Mais aujourd’hui ?…

— Aujourd’hui, vous êtes son hôte et son ami, et j’ai ordre de vous traiter comme tel.