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piquillo alliaga.

qui n’en savez point faire ? Vous aurez, de plus, la bonté d’acquitter cette semaine les sommes que vous nous devez, nous avons attendu trop longtemps.

— Mais je perdrai ma place… elle sera donnée à un autre.

— Qui l’exercera peut-être avec moins de rigueur.

En ce moment l’hôtelier rentra dans la salle, et cria d’une voix haute :

— Le seigneur don Lopez d’Orihuela est servi.

— Que je ne retarde point votre diner… je pars, je continue ma route, mais j’ai auparavant deux mots à dire à ces braves gens.

Et Yézid, prenant à part Sidi-Zagal, se mit à causer avec lui à voix basse, tandis que le financier, tour à tour pâlissant, rougissant, voulait et n’osait implorer de nouveau l’inflexible Yézid. Il hésitait s’il se jetterait à ses pieds ou s’il battrait en retraite.

On le regardait ; il prit ce dernier parti et sortit fièrement, quitte à s’abaisser plus tard, en tête-à-tête, ou par écrit.

Pendant le peu de temps qu’avait duré cette scène, Piquillo, frappé de surprise, avait vainement cherché à rappeler ses idées. L’aspect d’Yézid, ses traits et surtout sa voix l’avaient jeté dans un trouble inexprimable.

Ce n’était pas la première fois que sa physionomie belle et imposante avait frappé ses yeux. Ce n’était pas la première fois que les accents de cette voix avaient retenti à son oreille et fait vibrer dans son cœur de nobles et généreux instincts. Lui aussi voulait courir et s’écrier : « Qui êtes-vous ? d’où viennent l’émotion et les souvenirs que votre vue réveille en moi ? » mais Yézid venait d’adresser quelques paroles de bienveillance à la pauvre mère et à ses enfants.

Il avait serré la main de Sidi-Zagal, dans laquelle, sans que personne le vit, il avait laissé tomber sa bourse, et comme celui-ci voulait le remercier, Yézid s’était élancé sur un cheval qu’un écuyer tenait en main à la porte de l’hôtellerie, et quelques secondes après, le maître et le domestique étaient déjà bien loin. Mais en voyant fuir ainsi devant lui le jeune Arabe emporté sur son rapide coursier, Piquillo venait de retrouver tous ses souvenirs.

Cette scène venait de lui rappeler celle de la forêt, et la nuit où, dans la sierra de Moncayo, et dans une circonstance à peu près pareille, Yézid lui était apparu pour la première fois.

— C’est lui ! s’écria-t-il, c’est mon bienfaiteur !

Et se tournant vers l’hôtelier, qui descendait en ce moment.

— Le connaissez-vous ? s’écria-t-il, savez-vous qui il est ?

— Sans doute, dit l’hôtelier en souriant, et le seigneur don Lopez, son débiteur, le sait encore mieux que moi.

— Son nom… son nom ! dites-le-moi, par grâce !

— Demandez-le à tous les pauvres, à tous les malheureux ! le premier venu vous le dira.

En effet, Sidi-Zagal, les larmes aux yeux, s’écria :

— C’est le noble, c’est le généreux Yézid. Il nous a dit : Venez tous, vous serez reçus chez mon père ; vous y trouverez du travail et du pain… et surtout des amis !

— Il a dit cela ! s’écria Piquillo en se rappelant qu’autrefois, dans la forêt, Yézid lui avait adressé à peu près les mêmes paroles : il a dit cela !

— Il a fait plus : il m’a donné de quoi achever le voyage, et au delà. Voyez plutôt cette bourse ! Oui, ma femme ; oui, mes enfants, vous n’avez plus rien à craindre du malheur et de la misère… Yézid d’Albérique vous protége !

— D’Albérique !… s’écria Piquillo ; quel nom avez-vous dit ?

— Le sien ! c’est le fils de Delascar d’Albérique.

— Delascar !… dit Piquillo en poussant un cri.

— Qu’avez-vous, seigneur étranger ? dirent Sidi-Zagal et ses enfants, en le voyant chanceler et pâlir.

— Ce n’est rien, mes amis… ce n’est rien ; j’espère bientôt vous revoir.

Et il se remit en route, assailli par une foule de nouvelles pensées.

Quoi ! ce noble jeune homme, le premier qui avait éveillé en lui des sentiments d’honneur et de vertu, celui qui l’avait réconcilié avec lui-même en lui disant : Courage, tu seras un honnête homme ! celui enfin qu’il avait admiré dès le premier moment qu’il l’avait vu… c’était son frère ! ou du moins ce pouvait être son frère !… oui… oui, son cœur le lui disait. Ce devait être… c’était là sa famille, car il éprouvait de ce côté autant d’entraînement et de sympathie qu’il avait ressenti de répulsion et d’éloignement pour le duc d’Uzède et les siens.

Après cela, quelle preuve donner ?… quel droit faire valoir ?… aucun ! N’importe ! il marchait d’un pas plus hardi, il s’avançait maintenant avec plus de confiance. D’après ce qu’il connaissait d’Yézid, son père Delascar d’Albérique devait être un cœur noble et bon ; il ignorait quel accueil était réservé à lui, Piquillo, enfant inconnu, mais, à coup sûr, on ne le mettrait pas à la porte, on ne le ferait pas chasser par des valets, comme avait fait le duc d’Uzède.

Cependant, à mesure qu’il s’avançait dans la Huerta, ou plaine de Valence, et lorsque, frappé d’admiration et de surprise à la vue de ces champs si bien cultivés, de ces riches moissons, de ces nombreux troupeaux, de ces riantes fabriques qui s’élèvent de toutes parts, il s’écriait, comme avait fait la reine, sept ans auparavant : À qui tous ces trésors ? et que chaque laboureur, chaque berger, chaque ouvrier lui répondait : Au Maure Delascar d’Albérique, — Piquillo, découragé et effrayé de tant de richesses, se disait à part lui : Il est impossible qu’un pareil homme puisse faire attention au pauvre Piquillo, et laisse tomber sur lui un regard de bienveillance.

Il y en a tant d’autres, et il pensait au receveur don Lopez d’Orihuela, qui sont durs, dédaigneux et orgueilleux à meilleur marché.

Il n’était plus qu’à quelques lieues du Valparaiso, ou Vallée du paradis, habitée par le Maure et par sa famille, et plus il approchait du but de son voyage, plus il sentait redoubler son hésitation et ses craintes.

S’il avait osé, il serait retourné en arrière ; et pour se reposer, ou plutôt pour différer encore de quelques heures son arrivée, il s’arrêta à une petite hôtellerie située sur le penchant d’un coteau et qui avait pour enseigne la Corbeille de Fleurs.