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piquillo alliaga.

Sa présence arrêtait le désordre ; le jeune homme le plus fougueux baissait les yeux à sa rencontre, écoutait patiemment ses leçons, et croyait voir un magistrat à l’aspect d’une barbe blanche.

Cette puissance des mœurs, qui vaut bien celle des lois, existait encore dans la maison d’Alami Delascar d’Albérique ; tous ceux de sa tribu se regardaient comme ses enfants, et le respectaient comme le chef de la famille.

— Maître, lui dit Pedralvi, voici un étranger qui réclame l’hospitalité, et qui, en outre, a une grâce à te demander.

— Et moi, je lui en demande une, répondit le vieillard, c’est qu’il veuille bien s’asseoir à ma table.

— Cet étranger n’en est pas un ! s’écria Yézid en le reconnaissant ; car avant-hier, à la posada du Faisan-d’Or, chez Manuelo, il a pris la défense de ce pauvre Sidi-Zagal, dont je vous ai parlé, mon père.

— Oui, dit le vieillard… Sidi-Zagal… à qui tu donneras la ferme de Xativa. C’est un de nos frères.

— C’est un des miens ! s’écria Piquillo avec fierté ; moi aussi je suis Maure !

— Et pourquoi alors, répondit Delascar, demandes-tu l’hospitalité, quand tu es chez toi ? Assieds-toi là, mon frère, entre mon fils et moi. Et vous, dit-il aux domestiques, servez-nous.

Delascar avait à peine soixante ans, et sa vieillesse était verte et vigoureuse ; ses yeux pleins de feu brillaient d’un éclat juvénile, sa voix était mâle et sonore, son esprit étendu et cultivé.

Pendant le repas, Yézid mit la conversation sur les Maures leurs ancêtres, sur leur domination et leurs lois quand ils étaient maîtres de Grenade et de Cordoue. Delascar répondait à la fois à son fils et à son nouvel hôte, qui l’interrogeait sur le glorieux Abdérame et sur Al-Man-Zour, et Piquillo, encouragé à son tour par l’air affable du vieillard, par son sourire gracieux et approbateur, sentit bientôt sa crainte se dissiper.

Il se crut en famille, et, sans cesser d’être modeste, se montra si aimable et si instruit, que plus d’une fois le vieillard et son fils se regardèrent entre eux avec contentement et presque avec orgueil, en voyant un des leurs posséder, si jeune encore, tant de goût, de sagacité et de jugement.

Le plus étonné était Pedralvi, qui, debout derrière son ancien camarade, dont il était fier, l’écoutait avec tant de ravissement qu’il oubliait souvent de le servir.

Quant à Piquillo, il osait à peine, durant le repas, lever les yeux sur Delascar ; mais il était attiré vers Yézid par un attrait irrésistible, et que ce fût ou non son frère, il sentait que son cœur était à lui pour toujours.

Lorsque le souper fut terminé, le vieillard, Yézid et Piquillo passèrent dans une salle particulière.

— Parlez maintenant, dit Delascar, je vous écoute. Yézid, par discrétion, se leva pour se retirer.

— Non, seigneur Yézid, s’écria Piquillo, je vous supplie au contraire de vouloir bien rester.

— Que pouvons-nous pour vous ? lui dit gracieusement Delascar.

Piquillo voulut parler et s’arrêta tremblant.

— Qui êtes-vous, du moins ? poursuivit le vieillard en voyant son embarras. Maintenant, notre hôte, nous pouvons vous le demander.

— Qui je suis… quel est mon nom ?

Il balbutia… à demi-voix celui d’Alliaga.

— Alliaga, dit vivement le vieillard, c’était le nom d’un brave soldat qui combattit avec nous dans les Alpujarras. Moins heureux que moi, il ne rencontra pas pour le sauver un ami comme don Juan d’Aguilar… et fut, dit-on, massacré.

— C’est la vérité, dit Piquillo… je suis de son sang.

— Ah ! c’était votre parent… dit Delascar en lui prenant la main, vous devez alors avoir connu sa fille ?

— Oui, seigneur, dit Piquillo en tressaillant.

— Pauvre jeune fille ! s’écria Delascar avec tristesse ; je t’en ai parlé plus d’une fois, Yézid, dit-il en se tournant vers son fils.

Oui, j’étais libre alors, et elle m’aimait ! je le croyais du moins ; mais la vanité, le désir de briller, et surtout sa mère, l’ont perdue… Il m’a fallu abandonner celle qui me trahissait ! Depuis, j’ignore ce qu’elle est devenue.

— Et vous, dit-il en s’adressant à Piquillo, le savez-vous ?

— Oui, seigneur.

— A-t-elle besoin de moi ? parlez ! dit vivement Delascar.

— Non, seigneur.

— En quels lieux, du moins, existe-t-elle ?… dites-le-moi.

— Elle n’existe plus !

— Ah ! pauvre Giralda ! s’écria le vieillard en croisant les mains.

Il garda quelques instants le silence et semblait comme absorbé dans quelques souvenirs du passé. Pendant ce temps deux grosses larmes roulaient dans ses yeux, et glissèrent le long des rides qui sillonnaient ses joues.

— Ainsi, dit-il à Piquillo, ce n’est pas pour elle que vous venez ?

— Pour elle, au contraire, reprit Piquillo avec émotion… pour elle !… pour lui obéir… car moi, seigneur… je ne demande rien… je ne veux rien… que vous remettre cette lettre… qui est écrite de sa main.

— De Giralda ? s’écria le vieillard ; donnez, donnez !

Et il prit la lettre d’une main tremblante. Il s’assit pour la lire dans un fauteuil, contre lequel Yézid était appuyé, et pendant ce temps, Piquillo, debout derrière lui, se cacha la tête dans ses mains.

Le vieillard lut la lettre lentement et avec une émotion qu’il s’efforçait vainement de cacher.

Quand il eut fini, il la donna à Yézid en lui disant :

— Mon fils bien-aimé, je n’ai pas de secret pour toi, lis.

Se levant alors, il s’approcha de Piquillo, qui, toujours debout, toujours la tête baissé, attendait en tremblant son arrêt.

Delascar posa sa main sur l’épaule du jeune homme, Piquillo tressaillit, et le vieillard lui dit d’une voix lente et solennelle…

— Tu ne serais que le fils d’Alliaga…

Mais le généreux Yezid ne le laissa pas achever. Il se précipita dans les bras de Piquillo en s’écriant :