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piquillo alliaga.

été rapportées par ce prétendu marin ; la fable qu’il nous a faite de cet enfant, enlevé par nos frères, les Maures d’Afrique ?

— Oui, dit le vieillard, et le millier de ducats que nous lui avons donnés pour le rachat, l’éducation et l’établissement de cet enfant.

— Et c’est moi qui suis cause que l’on vous à ainsi rançonnés et pillés ! s’écria Piquillo.

— Il vaut mieux que cela soit ainsi, répondit Yézid, puisque te voilà.

Piquillo, continuant alors son récit, leur raconta comment il avait sauvé don Juan d’Aguilar ; comment, recueilli par ce digne seigneur, il avait été élevé, par lui, près de ses deux filles, Carmen et Aïxa ; comment il avait découvert à Pampelune la Giralda, sa mère, et comment, protégé par Fernand d’Albayda, il avait attendu de lui son état et son avenir, jusqu’au jour le plus heureux de sa vie, où il venait de trouver une noble famille qu’il n’osait encore dire la sienne ; mais plus tard, du moins, grâce à sa tendresse et à son dévouement, il espérait bien ne pas mourir insolvable, et se montrer digne des cœurs généreux qui daignaient le reconnaître et l’adopter.

Pendant ce récit, que Yézid avait entendu avec la plus vive émotion, plusieurs fois il s’était levé, plusieurs fois il avait voulu interrompre Piquillo ; mais retenu par un regard de son père, il se rasseyait, il se calmait et continuait à écouter.

Quand Piquillo eut terminé, la nuit était avancée, et, fatigués des émotions de la journée, tous avaient besoin de repos. Delascar appela ; et toujours le premier à obéir au moindre signal de ses maîtres, Pedralvi parut.

— Voici, lui dit le vieillard en lui montrant Piquillo, voici, mais pour toi seul, car c’est encore un secret, le fils de la maison, le jeune senor Alliaga, ton nouveau maître.

Pedralvi, hors de lui, ouvrait les yeux et les oreilles. Il croyait avoir mal entendu.

— Oui, répéta Yézid en souriant, c’est mon frère. Pedralvi se mit alors à sauter de joie, ravi de ce changement inattendu.

— Le présent ne me fera pas oublier le passé, dit Piquillo, en tendant la main à son ancien camarade.

Delascar donna ordre au fidèle serviteur de conduire son jeune maître dans son appartement. Adieu, mes fils, dit-il aux deux jeunes gens. Il embrassa Piquillo, qui se retirait, et il fit signe à Yézid de rester avec lui.

— Imprudent ! lui dit-il en souriant.

— Qu’ai-je donc fait, mon père ?.

— Tu allais, comme à l’ordinaire, n’écouter que ton cœur. Tout semble prouver qu’Alliaga est un noble et généreux jeune homme qui mérite ce que nous faisons pour lui ; mais nous ne connaissons encore ni sa prudence, ni sa discrétion, et j’ai vu le moment où, dans l’excès de ta confiance, tu allais…

— Tout lui dire, c’est vrai ! tout lui confier, comme à un frère ! nos projets, nos secrets, ceux de notre famille, celui de nos richesses…

— Attends, mon fils, attends encore… que le temps nous ait permis de l’éprouver. Je crois à sa loyauté ; mais sait-on à son âge garder un secret ? Un jeune homme ne peut-il pas le trahir, même à son insu, par étourderie, par légèreté et surtout par amour ? Ces secrets, d’ailleurs, et tout ce qui s’y rapporte, nous appartiennent-ils à nous seuls ?

— Vous avez raison, mon père, dit vivement Yézid en pensant à la reine ; ils compromettraient bien d’autres que nous !

— Et tu livrerais à une jeune tête, que nous connaissons à peine, un secret que tu n’as même pas confié à Fernand d’Albayda, ton ami d’enfance et notre protecteur.

— Pardon, mon père, aujourd’hui, comme toujours, la prudence a parlé par votre bouche. Quelque tendre affection que je ressente pour Alliaga, je ne lui dirai rien que vous ne me l’ayez permis.

— Bien, Yézid. Maintenant, va te reposer.

Et le jeune homme se retira.

Alliaga, conduit par Pedralvi, venait d’entrer dans l’appartement qui lui était destiné. Pedralvi s’était dit : c’est le fils de la maison, c’est un secret que l’on a confié à moi, à moi seul ! Et certain de n’être pas désavoué, il avait conduit son ancien camarade et son nouveau maître dans la chambre la plus somptueuse, après celle d’Yézid et de son père.

Si la reine d’Espagne avait été étonnée de l’élégance de son appartement, qu’on juge de la surprise de Piquillo, qui n’était pas habitué, même chez le vice-roi de Navarre, à un luxe pareil.

Il osait à peine fouler aux pieds ces tapis soyeux, ces bouquets de fleurs, travail admirable, chef-d’œuvre d’industrie et de magnificence. Quand Pedralvi s’approcha de lui pour le déshabiller, il le repoussa de la main.

— À quoi penses-tu ? à quoi pensez-vous, mon maître ? dit le jeune Maure, en se reprenant, d’un air respectueux.

— Je pense, dit Alliaga, au jour où, assis tous les deux au coin d’une borne dans la rue de Pampelune, nous étions bien heureux d’un rayon de soleil et d’une côte de melon.

Puis, faisant un signe à Pedralvi de s’asseoir à côté de lui, les deux amis causèrent encore longtemps du passé, et de l’avenir qui maintenant s’offrait à eux si riant et si doux !

Alliaga enfin demeura seul ; enfoncé dans de riches et moelleuses courtines, sous des rideaux de damas aux franges d’or, il retrouva plus charmants et plus gracieux encore les songes que, dans la sierra de Moncayo, il avait dus autrefois à son frère Yézid.

Cette fois du moins, il ne trouva pas à son réveil l’horrible figure du capitaine Juan-Baptista, mais près de lui à son chevet, en ouvrant les yeux, il vit les traits vénérables de Delascar d’Albérique.

Pour la première fois de sa vie, il s’entendit saluer de ces douces paroles : — Bonjour, mon fils !

À ces mots, Piquillo sentit tout son cœur tressaillir, et ses yeux se tournèrent avec une expression de bonheur et de reconnaissance vers celui qui les lui adressait. Un instant après, Yézid entra et vint lui donner l’accolade fraternelle.

— Mon fils, dit le vieillard… Il y avait dans la manière dont il prononçait ce nom, une expression qui équivalait presque à une caresse ; il le répétait souvent,